De l'ombre de l'aube à la lumière du soir
par Jean-Paul Gavard-Perret
Les peintures d'Anne-Marie Cutolo ne trichent pas avec le réel. Elles ne feignent pas de le raconter. Jouant avec les ombres, elles créent une cassure dans les dynamiques douteuses du réalisme. Souvent l'artiste peint des visages d'enfants (on se souvient par exemple de ceux qui illuminent ses livres "E. Dickinson" ou "E.E. Cummings". Rien pourtant d'angélique. Le contraire même. Le noir domine mais comme l'écrit l'artiste elle-même
« Le visage peint, même défiguré, n’est pas atteint par une violence de destruction.Ou alors, dévaster, par une approche lente et fulgurante à la fois ».
Il faut alors parler alors de zones d’ombres en mouvement plutôt que de plans. Ou alors de plans-séquences en un univers cinétique. Le mode de réalité devient douteux, la forme dépasse les dualités, les oppositions pour plus d'ambiguïté et de complexité afin de montrer ce qu’il en est du monde et des êtres.
D'où l'insatisfaction par la beauté étrange produite par de telles peintures : celle du « mal vu » qui parle le silence, celle du trouble de l’image qui se retourne contre elle-même :
« Le voile de peinture comme une peau sur une peau sur une autre peau encore – peau et chair sont-elles même chose ? Ou est-ce l’autre de soi, perçu par autre chose que l’œil ? »
Tels sont en effet les questions. Elles synthétisent la nécessité seule « vitale » et paradoxale en œuvre dans ce travail. Surgit un monde qui s’esquisse. L'énergie à la fois s'y perd et s'y concentre.
Au bout de telles images - c’est à dire au milieu de l’ombre « portée » - persiste une seule impression : celle d'atteindre non un lieu de sécurité mais un lieu de nécessaire urgence dans l'étalement du temps. D'un temps qui reprend tout son sens dans, par l'allongement et dans le mixage, le pétrissage et le métissage de l’ombre par le noir :
« Senti par le noir du corps, mis au monde par la caverne du cerveau, dans la grotte du ventre, boue des humeurs, du sang ; veines, nerfs et muscles enchevêtrés se mettent à penser ».
Ce qui est montré n'est plus ce qu’on voit souvent dans trop d' images : la trahison par le mensonge de l'exhibition de seuls temps forts. Anne-Marie Cutolo insiste sur l’ombre d’où émerge un impossible du visible - tant recherché par Deleuze en ses analyses de « l’image-mouvement » et afin que l'image comme le corps retrouvent la signification pleine par leur « vide » apparent. « Y a-t-il du vide dans le corps ? » demande d’ailleurs l’artiste. Elle répond par sa peinture et l’explique :
« La peinture fait et défait, à l’envi ; par là même, la mort en peinture n’existe pas . Ou alors, ce n’est que ça : la mort – transformation infinie, cycle toujours recommencé, toutes les saisons sont là, et l’eau se mêle à la terre, devient boue, se condense à nouveau en pluie, redevient matière, pourrit en forme »
Dès lors, et toujours selon l’artiste, « Peu importe le cri, la grimace, le signe de défaillance, d’extase ou de douleur ; le visage est toujours là, intact ». Anne-Marie Cutolo multiplie les portraits (jusque dans la même image) afin de porter des charges affectives refoulées. La figuration exacerbée n'est en rien un acte de rejet et d'élimination. Elle devient catharsis et appel. Un indicible, un inavouable surgissent là où une image se défait, se décompose, lentement, sans jugement. Il n'y a plus d'individualisation mais seulement une évocation de la désintégration de l'être afin qu’émerge non seulement son ombre mais une force venue des profondeurs (comme d'ailleurs chez les poètes américains cités et convoqués par l'artiste).
Le portrait au noir prend une soudain figure fantastique. L'imaginaire qui plonge vers le noir ne fonce pas pour autant dans l'extinction de lumière. La peinture reste motrice. Le réel est poussé à bout jusqu'à le "déformer" mais afin qu'en surgisse une signifiance essentielle.:
« En signe d’amour, la dévastation comme geste de guérison. chaos, naissance, vieillissement et mort – pour renaître sur un rien de papier, sur une peau de toile. Le visage de peinture n’a pas d’identité – ou les a toutes ; défiguré, le visage est celui de tous »
La peinture reste donc une Annonciation : les êtres restent vivants dans un flux inconnu d'angoisse mais qui finit par s'estomper d'elle-même. Pas besoin pour cela de pitié ou de compassion. A partir de la peinture l'angoisse elle-même est mise sous-tension.
Certes les peintures d'Anne-Marie Cutolo sont des métaphores d'angoisse mais leur créatrice veut - en dehors du malaise engendré par une telle vision - faire ressentir une conscience différente du monde. Son affirmation formelle exige un degré supérieur de travail. Pour autant l'œuvre n'a rien de formaliste ni de provocatrice. Le portrait reste acte d'amour et aussi une énigme sans solution : « Le visage figuré-là n’est pas celui qu’on voit ; c’est un autre visage, de qui n’est pas là » écrit avec raison la plasticienne. Elle crée une sorte de vertige par ses images mentales et affectives. Sans doute sont-elles la projection d'un moi, d'un moi dépossédé. Mais on n'en saura rien.
Il existe du Goya chez la créatrice. A sa main elle reprend aussi les images des Vanités si fréquentes au XVIIème pour leur donner des accents particuliers. L’ambiance se fait plus sombre mais une insularité de lumière demeure toujours présente. Chaque œuvre sur toile ou papier devient un radeau qui flotte sur des eaux noires. Peintre du trouble, Anne-Marie Cutolo donne à la vie et jusqu'à la fêlure existentielle une sensualité paradoxale, inattendue
Nous sommes plongés au coeur d’une errance mais qui n'a rien de statique et où tout se dérobe à la trop criarde exhibition. La créatrice atteint une sorte d’autonomie particulière dans la peinture. Sans effets de mise en scène, sans aucun des attrape-nigauds inhérents à la figuration et plus particulièrement ceux liés aux « vanités » une telle peinture dévoile ce qu’il y a de plus secret dans l’être. Son flot obscur répond au dur désir de durer au sein d’une attente et d’une perpétuelle interrogation. Voire et comme l'écrit l'artiste jusqu'au « désir insatiable, jusqu’à un dégoût qui n’arrête pourtant rien » afin que chaque visage soit « un trou béant » dans le nôtre.
voir aussi : la vitrine d'anne-marie cutolo dans Art Point France