Laura Pitscheider sur les hauteurs
par Jean-Paul Gavard-Perret
Le chef d’œuvre de René Daumal « Le Mont Analogue » était défini par son auteur comme un « récit véridique ». Il fut interrompu par sa mort. La quête spirituelle aboutit, en première étape, pour les « huit pauvres hommes ou femmes démunis de tout » au mouillage du yacht l'Impossible, à Port des Singes, sur les rives du Mont Analogue. Le narrateur, s'interrogeant sur ce nom de Port des Singes, alors qu'il n'y a pas un seul quadrumane dans la région, déclare : « Je ne sais pas trop, mais cette appellation faisait resurgir en moi, peu plaisamment, tout mon héritage d'Occidental du XXe siècle - curieux, imitateur, impudique et agité ». A cet héritage le poète va superposer dans le livre un autre héritage : celui de l’extrême orient. Les deux vont se mêler en une quête initiatique mêlant le Graal à la légende hindoue.
Le Mont Analogue » constitue donc une « histoire » dont le déroulement tourne autour et toujours selon Daumal des « aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques»Fasciné par ce livre Laura Pitscheider crée par sa peinture un rapport subtil avec lui. Le travail de l’artiste est tout illustratif. Sa série de ses aquarelles et peintures acryliques organisent un voyage dans les mondes lointains de l’imaginaire. Le bleu de ciel et de la mer rejoint les nuages et les sommets en fractures et en nappes. L’immanence des formes et des couleurs propose une autre clé à la quête transcendantale à l’œuvre dans le livre de Daumal.
Laura Pitscheider fait entrer dans l’espace magique de la montagne. Une telle expérience plastique demande à la créatrice – comme pour les héros du livre – ascèse et recueillement. Certes l’imaginaire se débride, vagabonde mais selon une énergie interne. Comme si la peinture naissait par poussées plus que par plaquages. Ce que dit Daumal de l’alpinisme « l’art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence » peut donc s’appliquer à l’entreprise de l’artiste. Pour aboutir à sa création elle a dû affronter ses gouffres intérieurs, remplacer la vacuité par le vide – ce qui est bien différent et accomplir tout un travail de connaissance de soi.
Daumal dit que ce qu’on « appelle art est l’accomplissement d’un savoir dans une action. ». La peinture de Laura Pitscheider répond cette définition. La créatrice non seulement agit, fait mais invente une vision. Ses œuvres représentent une courbe ascensionnelle vers les sommets de l’être. Pour autant cette courbe ne va pas de soi. Elle se dessine en dehors d’un géométrisme et d’un graphisme basique. Pour que se ressente cette Assomption Laura Pitscheider a dû trouver une transcription poétique fait de divers mouvements.
La trame essentielle si elle est verticale dans l’esprit s’inscrit en conséquence de manière moins évidente. Seule la rationalité occidentale opte pour le plus court chemin en évitant les coudes, les ravins, les vertiges. Sur ce plan la pensée de l’Inde dans laquelle baigne le Mont Analogue est beaucoup plus profonde. L’artiste l’a compris : elle ne se contente pas du binaire.
Comme Daumal Laura Pitscheider connaît sans doute la Bhagavad-Gîtâ. Elle nourrit sa pensée et éclaire le sens caché de sa peinture. La doctrine hindoue devient une confirmation des découvertes mystiques d’une artiste dont la force de la peinture tient à l’absence d’exotisme et de figuration. L’image « re-présente » l’essence de l’absolu par des formes quasi abstraites et des couleurs suaves.
L’artiste crée des archétypes spécifiques. Ils n’ont rien d’un « indianisme » de bazar ou « bollywoodien » si l’on veut prendre les références actuelles. Afin d’évoquer là le sentiment d’Ascension chaque toile refuse le clôt et le bouché. Tout reste ouvert au champ des possibles. Chaque œuvre n’en interrompt l’étendue que par la loi même de sa quadrature.
La peintre devient ainsi le neuvième pèlerin ( celle que Daumal n’osait même pas rêver !) du voyage au Mont Analogue. Comme une Guenièvre moderne, elle tend la main à Perceval, à Arthur et leurs compagnons, via le Mahâbhârata, afin de créer une Ascension particulière. Impie peut-être et roturière. Mais tout autant encline au respect et à une cérébralité mystique. Celle-ci trouve – et c’est capital - par la peinture une paradoxale sensualité abstraite qui fonde toute l’originalité et la puissance d’une telle série.
voir aussi : la vitrine de Laura Pitscheider dans Art Point France
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