LARS VON TRIER : par Jean-Paul Gavard-Perret |
Le dernier film de Lars Von Trier " Le Direktor " - au titre original plus explicite encore : "the boss of it all" (Patron de Tout) - se veut une comédie. Le réalisateur se réclame des comédies loufoques d'Hollywood comme "L'impossible Monsieur Bébé". De fait le réalisateur s'est beaucoup plus intéressé aux problèmes de mise en scène que de narration. De plus sa comédie devient peu à peu très noire (même si on y rit beaucoup). Fidèle à sa progression, celui qui tenait pour dogme les contraintes naturalistes dans un film, a dépassé depuis longtemps cette problématique comme le prouvait déjà son "Dogville". S'il change de registre, quoiqu'il en dise dans une scène liminaire de tournage - sa comédie "fantaisiste" est tout sauf inoffensive. Certes le propos est axé apparemment sur un questionnement esthétique lié au procédé d'Automavision qui fait glisser l'oeuvre de cinéma vers la vidéo. Mais comme toujours chez Lars Von Trier de l'esthétique à l'éthique le pas est vite franchi.
La technique de l'Automavision qui confie le cadrage, la lumière et le son à un ordinateur crée des images souvent décadrées : les têtes par exemple sont coupées pour ne laisser apparaître que le sommet du crâne d'un acteur, les intensités de lumière connaissent des variations déconcertantes. Et ce qualificatif reste sans doute le plus adéquat pour définir une oeuvre qui semble (mais ce n'est qu'une illusion d'"optique") en décalage par rapport au reste de la production de l'auteur. Il s'agit d'une certaine manière d'une parenthèse puisque le réalisateur va finir la trilogie entamée avec "Dogville" et "Manderlay", néanmoins l'expérimentateur est toujours présent, et peut-être plus que jamais au moment où la technique lui permet une liberté nouvelle.
Lars Von Trier nous tend une nouvelle fois un piège avec sa comédie "inoffensive". L'histoire du patron fictif d'une entreprise informatique danoise fondée par un homme incapable d'assumer son statut et qui invente un dirigent aussi lointain qu'invisible pour le suppléer, possède une terrible "morale" . Elle se met en place peu à peu. Il n'y aura de happy-ending. En effet lorsque le patron veut vendre sa firme à un partenaire islandais (on retrouve là la phobie de Von Trier sur le contentieux islando-danois qui lui a valu des disputes pour un film précédent avec Björk) il lui faut engager un substitut "réel" , l'espace de la signature de la vente. S'en suivent des quiproquos qui évoluent insidieusement du grivois au tragique.
La technique qui produit de la "réalité" dans le film devient un moyen de plonger vers une interrogation qui jusque là était restée en filigrane dans l'oeuvre de von Trier. Il nous a prévenu au préalable que Dieu, par l'intermédiaire de la femme nous a fait un organisme (cf. son Breaking the Waves). L'ordinateur, de manière "aléatoire" remplace le dieu réalisateur, qui nous présente un personnage central (Le direktor) dont l'humanité est comme absorbée par son métier d'acteur. Il finit pas outrepasser le rôle qu'il doit jouer. Cruel et borné, il va aller jusqu'au bout de sa logique au mépris de toute humanité.
Le réalisateur a souvent avoué sa "haine" du comédien. L'acteur devient dans son histoire un être sans affect, mécanisé, il tire des leçons de l'improbable théoricien Gambini qui est son maître. Les êtres qui l'entourent ne sont guère plus brillants que lui,. Seule exception son ex petite amie devenue conseillère juridique. Sinon tous sont victimes de problèmes ou de troubles psycho-sociaux larvés ou éclatants (ah, la veuve phobique de la photocopieuse).
Sa "comédie" témoigne de forces et de puissances qui sont autant de devenirs improbables. Elle devient une satire sociale féroce, amère, sans la moindre concession. Derrière les sursauts d'affect, l'homme reste un loup pour l'homme. Tout est cru, violent sous prétexte de comédie. Le cinéaste est au mieux de sa forme, de sa violence iconographique et iconoclaste. Tout y passe : la société danoise, la société islandaise, les bons sentiments et le cinéma lui-même. De plus, cette fois encore, le personnage qui pourrait incarner la justice humaine devient le pire des êtres qui défilent . Peu à peu, dans une ronde symbolique, ils perdent leurs différenciations.
Lars von Trier reste ainsi le cinéaste du corps anarchiste ou plutôt parfaitement amoral. L'être ou ce qu'il en reste est dépassé par le rôle qu'il ne joue plus. Il s'incarne dans une force qui aliène tout jugement. A ce titre on a affirmé que "Le Direktor" était la description d'un combat, entre notamment celui que livre le réalisateur avec la technique, avec la matière image devenue sauvage et sans concession . Aucune musique par exemple ne vient engraisser la bande sonore du film.
A chacun son combat, cependant ! Celui de Lars Von Trier n'est pas le même que celui de son Direktor. Pour ce dernier il s'agit d'un combat contre une volonté de destruction. Il va se retourner contre lui. A l'inverse pourrait-on dire, Von Trier construit. Son oeuvre est un lieu de métamorphoses ambiguës. Elles paraissent bien plus claires ici que dans beaucoup d'autres de ses films. Sous prétexte de nous amuser sans rien dire, le réalisateur fait tournoyer au coeur du risible et du dérisoire les forces du "mal" : mal être, mauvaise conscience, forces inconscientes de Thanatos. Le comédien les incarne presque malgré lui dans un "éclair de lucidité" (Sic)
On peut voir la fin de ce combat à la fois comme un jugement de Dieu mais aussi comme un moyen d'en finir avec lui (puisque ce jugement est tout sauf justifiable). C'est pourquoi sont présents dans cette oeuvre de Lars von Trier : la cruauté contre le supplice, l'ivresse contre le rêve, la vitalité contre l'organisation, la volonté de puissance contre la volonté de domination. Le cinéaste danois fait passer ici ce jugement comme une lettre à la poste.
Bien sûr, Lars von Trier feint de ne pas juger. Pour lui (il s'est souvent expliqué là-dessus), s'il est écoeurant de juger ce n'est pas parce que tout se vaut mais au contraire parce que tout ce qui vaut ne peut se réaliser et se distinguer qu'en défiant le jugement. Il ajoute d'ailleurs : "quel jugement l'art peut-il porter sur ? Nous n'avons pas à juger les autres existants". Ne prenons pas le créateur au pied de la lettre. Il n'y a pas de cinéaste plus moralisateur que Lars Von Trier. Parfois c'est agaçant, irritant et discutable, en particulier dans ses premières oeuvres. Avec "le Direktor", cela devient sinon plus "rassurant" du moins nettement plus évident, terrible et crucial. |
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