IMAGE QUI REVIENT
une chronique de Jean-Paul Gavard-Perret
Jean-Pierre Schneider & Bernard Chambaz, La déposition, peintures et texte.
Avec des photographies de Michel Dieuzaide, co-édition le temps qu'il fait et galerie Sabine Puget, 160 p. 2003
Jean-Pierre Schneider est né à Paris en 1946 et a été élève de l’École des Beaux-Arts de Lille. Son travail est depuis trente ans très régulièrement exposé en France (Paris, Évreux, Bordeaux …), mais aussi en Espagne et en Suisse. Il a travaillé pour le théâtre et pour la danse et a publié avec Sylvain Corthay aux éditions Le Bruit des Autres " Lumière volée" et "Olla Cineraria" avec Hisashi Okuyama édité par la Fondation du Japon. En empruntant à Nicolas de Staël la phrase : "L'espace pictural est un mur mais tous les oiseaux du monde y volent librement", Chambaz vient au plus prêt de la peinture de Jean-Pierre Schneider. En excluant de la peinture presque tout de ce qui concourt à la définir, en laissant place à une sorte de peau fuyante sur laquelle se déposent quelques stigmates l'artiste s’interroge sur les conditions d’existence de la peinture, ses chances de survie. Il la porte à un point de quasi rupture d’où cependant elle renaît plus puissamment et plus dépouillée de ses éléments de “ décor ”. C’est donc dans une technique du retrait que le créateur hypnotise, rendant propice l’inscription du signe humain dont la peinture aspire à devenir le support tout en dépassant ses langages admis.
Portée à ses limites, la matière permet de garder vivante une trace lacérante, insidieusement érosive mais prégnante de l’être qui à travers la peintre est comme tenu à l’écart, condamné au silence, à l’absence. D’un côté elle appelle à perpétuer l’inscription du signe humain qui l’obsède mais qui de toiles en dessins, avec l'encre, la craie, le collage, le pigment déconcerte la lecture et la vue et diffère de griffures en griffures, l’élucidation que Schneider appelle mais qu’il tient comme en dehors. Il divulgue une trace aussi dense que presque effacée et qui fait de chaque œuvre un étrange passage. Signes parmi les signes d’un langage devenu sa seule présence et réalité, biffures, interruptions, surcharges, effaçages ouvrent sur des lignes qui corrodent et émiettent l’étendue qui les supporte. Il y a là l’exaltation d’une béance mais aussi l’impénétrabilité d’une paroi. Les signes bruts, lapidaires, brouillés n’ouvrent que sur l’évidence de leur illisibilité, de leur incongruité comme s’ils refusaient à s’articuler dans un espace compréhensible. Les tableaux et les dessins “ parlent ” de la sorte un langage neutre, presque absent mais tout aussi sensible, poignant comme émis de manière parcellaire par un être errant, coupé – non sans effervescence cependant – mais tout aussi relié à sa réalité, son histoire, au réel et à l’histoire de la peinture.
L’exercice d’une forme d’oblitération renvoie bien au delà de la figuration même si "en creux" elle la stimule là où échouent comme sur une plage verticale un ensemble de signes humains muets et suspendus, le balbutiements, peut-être, d’une ombre humaine parfois à la recherche de son corps. Chez Jean-Pierre Schneider chaque œuvre est flagrante et nue comme détachée. De la masse confuse d'une sorte de marouflage il ne reste que des graffitis pour concentrer l’énergie et matérialiser la violence de l'image. Tout son art consiste ainsi à se rendre d’une certaine manière absent, à s’effacer devant ce qui s’efface autant que devant ce qui “s’inscrit ”, bref devant ce qui est le plus proche et le plus éloigné de soi. C’est pourquoi une telle recherche exerce sur l’esprit une fascination puisqu’il est devant un corps qui lui-même est à la fois proche et étranger : il se fond avec la substance même qui le signale et le nie.
Devant chaque toile nous partons à la dérive. Chaque “accident ”, chaque empreinte désignent l’être sans le nommer avec la fréquente transposition des graffiti ou de l’“ écriture” en graphismes brouilllés. La toile prend l’aspect d’un pan dégradé et usé mais qui semble d’autant plus vivant qu’il est attaqué, corrodé comme s’il respirait par ses blessures, comme si une sorte de lèpre ou de salpêtre était la matière du tableau. Le peintre nous immobilise face au “rien” que nous percevons. Surgit un défilé d’impressions fugitives (un homme semble par exempe marcher) là où la peinture est sensée immobiliser. Existe alors, une double action de la matière à la fois expansion, énergie mais aussi concentration, effacement ou recueil de marques et d’accidents humains à peine visibles qui impose la puissance d'égarement de la peinture, proche de la disparition mais aussi de l’imminence d'un retour. Graffiti, traces, glyphes, Jean-Pierre Schneider n’accueille le signe qu’insidieusement altéré, frappé du mutisme, de non-sens ou d’attente d’un sens à venir. Il balafre ses œuvres en un geste qui à la fois désigne l’indéfini de toute attente et inscrit l’inarticulé qui dans la mémoire inconsciente demeure flottant, suspendu, assommé.
Surgit le monde muet de l’injonction et de la résistance. La trace est ainsi une énergie incorporée mais aussi dissipée où le plus récent comme le plus archaïque se confondent. C’est pourquoi l’être – car il s’agit bien de lui en dernier ressort – est comme empêtré dans la torpeur de cet inconscient qui le mine du dedans mais qui ébauche ici une tentative de redressement, de reconnaissance. Du support au signe, de la matière à ses formes émergent des relations lacunaires par un travail qui joint la pure agression à la lenteur scrupuleuse, en un respect attentifs des “ éléments ” qui servent à la peinture. L’oeil ne commande pas, ni la main, ni l’intellect, ni l’inconscient, ni une tradition plastique immergée et ressurgie mais tout à la fois, comme en fusion dans l’intervalle du vide et l’énergie de la matière. Chaque tableau ou dessin s’impose comme un événement plastique impromptu mais décisif qui met en œuvre matière et manière dans ce qui semble le fruit d’un tremblement mais qui de fait ne doit son existence que à un acte de pure autorité. Jean-Pierre Schneider nous fait en conséquence participer à une expérience limite de la peinture aimantée au vertige de sa fin, à la secrète tentation d’en finir mais qui butte sans cesse sur l’impossibilité d’y parvenir. En effet si chez l’artiste la peinture est en question, elle reste la seule réponse à cette question. L'œuvre se dresse contre le vide mais le vide s’adosse à elle. Le jeu de l’éloignement fait aussi sa proximité en une large hémorragie d’abîme et de "volumes" dont les traces s’inscrivent en griffures comme usées jusqu’à l’invisible.