Connus, inconnus, connus. Nora Jaraba et le dévisagement de l'identité.
par Jean-Paul Gavard-Perret
Il existe, au sein de l'art du portrait, diverses logiques. Certaines sont capables de donner à voir une vérité qui n'est pas d'apparence mais d'incorporation. D'incorporation très particulière. C'est le cas de Nora Jaraba qui peint "ce qui ne peut se photographier : à savoir le visage" si l'on en croît William Burroughs ...
En ses portraits le visage est plus dans qu'à l'image. L'artiste a compris que depuis l'Antiquité grecque visages et masques étaient indissociables. Le visage et son portrait sont au centre de toutes les ambiguïtés parce qu' ils demeurent les modèles de la logique anthropomorphique de l'art occidental. Nora Jaraba a suivi cette traversée pour aller du connu à l'inconnu, de l'inconnu au connu qui reste toutefois un mystère.
Elle a compris combien le visage, plus que miroir, est un lieu de mascarade et de falsification de l'identité. Dans ses portraits c'est donc la "visagéïté" (Beckett) qui l'intéresse. Elle en souligne la fausse évidence. Elle le dévisage selon divers principes : celui de la série, de l'effet de "grattage" ou d'altération.
La vérité du visage est donc un leurre que l'artiste exploite. Plutôt que de faire éclater les masques elle le souligne d'une certaine manière à fin de mettre à nu une fixité du regard et le plonger dans l'opacité révélée d'un règne énigmatique.
De la sorte et paradoxalement l'artiste pénètre le visage par effet de surface en de longues vibrations de lumière altérée. Subsistent la trace et l’ajour d’une existence prisonnière par l’éclat diffracté de la lumière sur la "peau" grumelée de masque.
A ce titre l'artiste ne cherche pas à satisfaire le regard et la curiosité par des images accomplies, arrêtées mais par un effet de dérives aussi composites que rares. En surgit un silence abyssal. Le portrait n'engendre pas le monde de l'hypnose mais de la gestation.
L’être à travers ces portraits semble étrangement s’appuyer sur une sorte d'étouffement soulignées par les traits noirs. Ceux-ci créent une multitude fractionnée ou le balbutiement d’une ombre à la recherche de son corps. Ils tentent la reprise d'un "qui je suis" qui viendrait torde le cou au "si je suis".
Nora Jaraba remet en cause la question du portrait et de l'identité par un travail de fond à travers ses "occurrences". En prenant de la distance envers le classicisme elle "envisage" et se "dévisage" ses portraits. Elle les irradie de manière violente et sans concession afin de les brouiller.
Elle en dénature la froideur sans pour autant les limiter à une psychologisation. L’identité devient fantôme dans un cérémonial presque délétère capable de souligner les gouffres sous la présence et faire aussi surgir des abîmes en lieu et place des féeries glacées.
Elle laisse émerger cependant une présence. Avec une telle artiste se franchit un seuil. On passe de l'endroit où tout se laisse voir vers un espace où tout se perd pour approcher une "renaissance" blanche incisée de nouveaux contours.
Il faut savoir contempler les portraits comme un appel intense à une traversée. Nora Jaraba offre un profil particulier au visage et au temps qui soudain a prise sur lui. Le premier demeure en rien métaphore ou reproduction mais spécification de l'être.
En conséquence l'art du portrait ne représente plus une thématique classique. Surgit le feu secret du silence dans chaque visage. L'artiste " l’abîme " en délitant les apparences vers d'autres déliquescences et afin de lui accorder un autre approfondissement. S'y révèlent des schèmes élémentaires avec rudesse et impertinence.
voir aussi : la vitrine de Nora Jaraba dans Art Point France
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