Art contemporain : un regard lavé de tout soupçon sur l'actualité des expositions, des salons, des événements culturels en France et en Europe.
"En lisant, en écrivant"
Dis moi ce que tu lis !
un ensemble de textes de Pierre Givodan à propos de :
Raymond Aron, Avicenne, Isaiah Berlin, Kolakowski, Claude Levi-Strauss, André Malraux, Mamardachvili, Pascal, Patocka, .Jean-François Revel, Spinoza, Zinoviev
Raymond Aron. La conduite sceptique à l’heure du réflexe rationnel
« La supériorité du fanatisme, laissons-la aux fanatiques sans regret, sans mauvaise conscience. »
Celui qui est prêt à mourir et à faire mourir pour ses idées est un croyant pour Raymond Aron. Celui qui est prêt à vivre pour les idées et à faire advenir l’humain partout où il végète est un homme du doute. Sceptique est celui qui fait reposer sa recherche sur le doute constitutif de la pensée. En cela Aron est cartésien . Je pense car je suis dans le doute. Ces évidences vieilles de plusieurs décennies dans le cas de Raymond Aron , dont il faut relire par exemple « L’Opium des intellectuels », voire de plusieurs siècles dans le cas de Descartes, celui du Discours de la méthode et avant lui de Montaigne ( Essais) sont notre richesse. Notre pain béni .
Quelle est en effet la supériorité du fanatique ? Celle de l’animal qui ne pense pas. Celle de la brute qui construit un monde de fantasme, celle de l’inculte qui se nourrit de substituts occultes de vérités oubliées. Or il n’y a pas de place dans la conscience pour les faiblesses de l’esprit. La conscience grandit avec la force du doute sur soi et le monde .
« Si la tolérance naît du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des catégories, à récuser les prophètes de salut, les annonciateurs de catastrophes.»( Opium des intellectuels).
Il y a donc quelque courage à faire de nos jours l’éloge de la tolérance et pourtant celle-ci est le but logique de la conduite sceptique. Mais il ne faut pas oublier que cette dernière est l’ennemie acharnée et sans pitié aucune des amis de la table rase, les rieurs malicieux amoureux transis du néant et de sa face lumineuse : la politique de la « promesse » .
Contre les partisans de la « promesse » (du paradis sur terre, de la société enfin réconciliée, de la communauté des « fils », des « frères » , des « camarades » unis etc. Aron a toujours opposé en dernier lieu celle des solitaires de la raison, dégrisés de l’enthousiasme , défenseurs de ce qui fait éternellement la dignité de l’homme : la révolte de la pensée, et le réflexe rationnel. On l’en remercie aujourd’hui encore.
Avicenne : et l’homme devient un sujet.
Lire la religion et la philosophie autrement. Interpréter le sens de l’existence et de l’acte de penser de manière créatrice, tel était sans doute le projet d’Avicenne,
philosophe né en terre d’Islam au 10ème siècle . Il y a plusieurs façons en effet de concevoir l’existence, mais le rapport du possible au nécessaire gagne à être lu
dans les termes d’Avicenne. De même celui de « l’essence et de l’existence » ou encore la question du salut philosophique.
L’homme devient un sujet pour ce penseur en se confrontant à ce qui n’est pas de l’ordre du manifeste. L’accès à soi passe par le déchiffrement du monde.
Il s’agit d’une interprétation progressive qui modifie notre regard sur le réel. L’homme grandit par la connaissance et celle-ci n’est pas séparable de « l’intelligence active
», laquelle donne forme à tout ce qui est de notre monde. Ce qui est dans l’esprit informe à son tour le monde. De la bonne nouvelle. A nous de l’entendre vraiment.
Une claire introduction au philosophe existe, écrite par Souâd Ayada ( ellipses , 2002) H. Corbin et Ch. Jambet ont aussi approfondi sa lecture dans leurs oeuvres complémentaires.
Isaiah Berlin et la pensée plurielle
L ’homme a quitté enfant la Russie soviétique en 1919 et s'est formé à la philosophie en Angleterre. Il a lu les philosophes "continentaux" avec la distance des empiristes et la méfiance séculaire des anglo-saxons vis à vis des tenants à priori des idées générales. Son ton est posé, sa pensée claire et assurée. Sa réfléxion s'articule autour du concept de liberté et de ses avatars historiques. Il n'a jamais adhéré à la pensée allemande, avec une nuance pour l'idée de liberté chez Kant, bien qu'il soit l'auteur d'un essai sur Marx. Sa critique des philosophes du XVIIIème siècle est décapante : Rousseau, Fichte, Maistre et leurs successeurs : Saint- Simon, Hegel, tous les héritiers de la Révolution française sont convoqués dans sa démarche anti-autoritaire. Son libéralisme philosophique repose sur le parti-pris du pluralisme des solutions. Sa vivacité d'analyse lui fait déceler toutes les ambiguïtés des Lumières et du romantisme intellectuel. Toutes les pensées de la dissolution de l'individu dans la totalité lui font horreur. Sa perspective morale se résume ainsi : " On peut répartir les hommes entre ceux qui sont en faveur de la vie et ceux qui lui sont hostiles" ( "La Liberté et ses traîtres "). L'auteur choisit la démocratie contre le fanatisme de "la conviction ...de l'existence d'une vie parfaite, alliée à un pouvoir politique ou militaire". Et jamais il ne sépare le voeu d'un gouvernement issu du peuple de la question centrale : "Pourquoi quelqu'un doit-il obéir à quelqu'un ? " ("En Toutes Libertés") . Sa quête du bonheur consiste à chercher son salut dans notre monde, par l'investigation rationnelle et la critique des déterminismes "monistes". Une oeuvre à "contre-courant" à méditer en ces temps de pensée unique. Berlin est mort en 1997.
Claude Levi-Strauss. Pour une écologie de l'esprit.
Aimer l'autre ou s'en désinteresser. Renoncer à être "le" centre de référence et à se vautrer en soi et trouver la solution logique pour échapper à l'enfermement. Tels sont les présupposés et principes de la posture ethnologique. Déjà vieille dame du 19ème siècle cette science faite art, à la mesure des paradoxes de l'esprit humain possède un digne fils spirituel en la personne de Claude Levi-Strauss, lequel fête aujourd'hui ses cent ans et se voit honoré d'une publication d'une partie de ses oeuvres sur papier Bible dans la collection de La Pléiade aux éditions Gallimard.
Nous dispenser de l'option sans issue du "progrès" de l'Histoire, de l'Esprit, de l'Art, de la Religion, des rapports Hommes-Femmes etc. Tel est à nos yeux la première victoire théorique et pratique de Levi-Strauss. Nous sauver de l'optimisme, de la moyenne, de l'infini et des problèmes insolubles, du normatif poussé au maximum, voilà son héroïsme loin des extrêmes. Tôt ou tard la vie mettra à nu notre fragilité foncière,les hommes ne pourront plus vivre ensemble et séparés et les pactes fondés sur la tricherie et le leurre s'effondreront. A commencer par celui, cartésien, d'un humain conçu "comme maître et possesseur de la nature" ( la sienne et ensuite l'autre : végétale et animale en voie de disparition ).
Penser le paradoxe trans-planétaire d'un amour de la vie plus fort que la mort des espèces, compliqué par des rapports tressés dans les structures de l'être en général. Sans commencement ni fin, sans dernière fois, puisque "l'homo faber" est décidemment double ou triple, puisque l'amour pour autrui n'admet aucune hypocrisie. La stratégie du "s'éloigner pour mieux se rapprocher", la grille du passage par les voies de la communication, la parole donnée aux chasseurs d'oiseaux exotiques. L'anti-minimum tolérable.
J'ai découvert Lévi-Strauss comme beaucoup de fous d'Ailleurs à seize ans en feuilletant "Tristes Tropiques".J'ai repris le livre à trente ans et l'ai parcouru de nouveaux à quarante-cinq."Race et Histoire étudié 8 ans en classe pour "démonter" le racisme culturel avec des élèves de Terminale , La pensée sauvage pour son présupposé général...Tant que l'on disserte sur les extrêmes et les crises déchirantes comme celle issue de la découverte de l'Amérique sans en mesurer tous les effets actuels on invite à des médecines pauvres. Lévi-Strauss se situe dans les périodes longues. Chaque fois que des volontés militantes plaident pour la charité avec tous les élans de la spontanéïté innocente Lévi-Strauss nous aide à en discerner la pensée impalpable.
Car il n'y a pas de hasard mais un bien et un mal nécessaires. Et notre chance consiste dans la conscience d'une harmonie permanente à sauvegarder au delà de nos intérêts personnels. Lire aujourd'hui l'histoire d'une oeuvre salutaire pour conserver son être-propre. Et se dessiller les yeux.
"Oeuvres", par Claude Lévi-Strauss, édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, Pléiade, 2128 pages,71 euros (64 euros jusqu'au 31 août 2008).
André Malraux. La condition artistique
" Je suis mes routes … ", écrit Malraux dans La Condition humaine. Car être c’est faire. Il n’y a pas d’autre secret de l’existence. Je me produis comme ceci ou comme cela. Tout
dépend de moi. Je suis libre jusqu’à vouloir être dieu… et alors je deviens l’expression de la maladie de la vie, etc.
Malraux a tout dit de l’existence moderne, pour une conscience d’hommes du XXème siècle. D’abord le déplacement des centres d’intérêt : de la méditation à l’action. Le vaste champ d’action du monde. Ensuite les limites du faire. L’esclavage massif des foules. L’aliénation des peuples, causée par la soif de domination des démagogues… La tentation de l’Occident.
Sur le plan esthétique, les sauts successifs d’un art de l’imitation au XVIIIème dans l’abîme d’une éthique de l’apparence et du savoir-faire au XIXème qui justifie tout, y compris l’art académique. Et puis la figure émergente de l’artiste, «ce grand mécontent » (Le Musée imaginaire) qui s’échappe du lot avec les romantiques. L’art comme «anti-destin». Par la voie des œuvres le créateur sauvera désormais toujours quelque chose du néant, plutôt que d’ajouter de la souffrance à la vie (qui est déjà assez absurde).
L’homme est donc ce qu’il fait. Et rien d’autre. Il n’y a plus de Dieu qui nous surplombe au XXème. Pas d’enfer sous nos pieds. Pas d’ordre pré-établi nulle part dans le cosmos. Hasard et nécessité de faire, de se faire, et de se défaire de ses contradictions en créant des œuvres qui reflètent successivement nos plus chères aspirations vitales. C’est là toute l’histoire du Musée imaginaire qui survit jusqu’à aujourd’hui à la mort ,dans les voix sublimées des écrivains, peintres, compositeurs, «solitaires» réunis de toutes les époques au final, en son espace.
Actualité de Pascal
(Propos sur l’utopie occidentale)
« Tout notre savoir sera mort dès l’instant où se fermera la porte de l’avenir » Inferno.10 Dante La phrase est extraite de la prophétie aux Enfers citée par Georges Steiner dans
son analyse du rapport entre savoir et croyance en l’avenir ,( le Château de Barbe Bleue).
La thèse n’est pas nouvelle, d’un lien entre croyance en soi et vie intellectuelle, liberté et avenir. Il n’y a de futur que pour ceux qui savent faire quelque chose de leur savoir. Toute société sans projet est vouée à l’oubli et la mémoire passe par la connaissance historique. L’écueil est donc double : d’une part assumer l’urgence de développer une connaissance fiable et ensuite soutenir la nécessité de rattacher toute connaissance à une foi dans un futur. On peut se demander parfois ce qui fait cependant la spécificité de la société occidentale, sa nature et ses buts. Il suffit pour cela d’interroger quelqu’un qui en est par accident ou essentiellement étranger. Celui-ci nous dira que l’Occident « c’est d’abord un certain rapport au temps ». Une relation à l’histoire aussi. Ce rapport supposé au temps advient sans doute avec un certain rapport au monde et aux autres. Il nous semble qu’il définit l’Occident comme territoire de l’angoisse, mais aussi de la joie.
Ensuite vient la critique de toute autorité prétendue naturelle. Rien ni personne n'est en droit d'affirmer se substituer à l'histoire .Même pas Dieu. L'histoire fait de l'occidental un élu ou un allié du temps. Curieux paradoxe si l'on sait par ailleurs que ce compagnonnage est souvent terrorisant car générateur de liberté er aussi de danger.
Enfin tout le monde voudrait certainement être occidental, car c'est là que réside la patrie de l'individu comme concept et comme réalité. Là se reconnaissent les droits du sujet singulier non ramené à la famille, au clan, à la tribu. Là advient l'idée de l'intériorité derrière le masque social. Là se construit la notion de tragique, mais aussi celle de comique. Le droit de rire et de pleurer pour presque rien. L'idée de futur est-elle donc consubstancielle à l'idée de société en Occident ? Il semble bien que oui. Là encore la comparaison s'impose. Evidemment le monde s'uniformise. Mais l'Inde , la chine, l'Afrique reposent d'abord sur l'idée de Passé, de traditions millénaires. L'Occident nous donne parfois le sentiment d'être le pays des hommes sans passé et tournés vers le futur comme vers une terre promise. Cette image d'une société en marche, comme dynamisée de l'intérieur par la notion d'avenir est particulière et étrange.
Et si l'Occident était "le premier moteur immobile", la cause qui met en mouvement l'histoire du monde ? L'analogie entre le Dieu de La Métaphysique d'Aristote et l'Occident historique se
justifierait peut-être par l'allusion mécanique. Mais pas seulement. Cette passion de la raison, ce goût des causes et des effets, cette croyance dans la pensée détachée du mythe définissent
évidemment l'Occident. Cependant subsiste le paradoxe. Comment l'Occident nourri de cette foi dans le "logos", de cette idée de rationalité, et voué à l'avenir peut-il se passer de toute
transcendance ?
Comment justifier l'élection de la liberté de penser ? Au nom de quoi et dans quel but ?
Ici surgit une autre idée propre à l'Occident : celle d'utopie. Ce lieu de nulle part est un condensé de tous les rêves idéalistes, devenus impossibles, et cependant incontournables de l'Occident. La porte de l'avenir ouvre sur l'utopie des philosophes et la boucle est bouclée. L'identité n'est pas une donnée à priori de la conscience, mais un produit historique. Se saisir occidental est peut-être un résultat. Le produit d'un "rejet", d'une sorte d'exclusion par le non-occidental. Et cependant cette expérience, qui vaut aussi pour l'oriental sans doute et pour tout homme, est fondatrice.
Ensuite vient la notion d'universalité. L'Occident depuis fort longtemps s'est construit sur cette notion dérivée des grecs et des romains. L'universel est ce qui vaut partout et toujours dans les limites du pensable. Etre occidental, c'est donc depuis deux millénaires au moins se penser comme différent et soumis au principe d'universalité. L'alliance que l'Occident a forgé avec le logos, ce que les théologiens chrétiens nomment le "saint-esprit" est sans doute comparable à celle que les prophètes bibliques ont contracté avec le Dieu de l'Ancien Testament. On voit bien comment se construit la rationalité occidentale. L'Occident signe un pacte avec la raison universelle et devient l'intermédiaire terrestre de cette logique idéale. L'aventure historique peut commencer.
Il n'y a d'histoire que "forcée". L'occidental n'a pas choisi son destin. Il y a été conduit par les autres. Les frontières de l'Occident, que les grecs nommaient "barbares" sont celles de l'universel abstrait. Il y a donc un destin de l'occidental qui n'est pas identique, disons, à celui de l'oriental traditionaliste. Ceci expliquant cela on comprend mieux le sens de cette histoire rationnelle.
Aujourd'hui l'expansion du savoir scientifique et technique tend à modifier les relations internationales. Mais il demeure à notre avis que seul l'occidental voit dans l'univers rationnel et techno-scientifique l'expression de son moi le plus immédiat. Vouloir échapper à cette alliance du sujet occidental avec la rationalité serait équivalent au voeu du canard de devenir oie.
Et cependant cette vision a ses limites et ses effets pervers. On sait les conséquences négatives du "progrès" sur la nature et les cultures proches. Il y a donc une limite à ne pas dépasser dans cette quête scientifico-logique. Telle est bien la difficulté à laquelle est attachée aujourd"hui la conscience occidentale.
La puissance que l'occidental exerce sur la nature est la conséquence de l'exercice millénaire de la rationalité. L'atome est connu depuis fort longtemps, même si le sens du mot a quelque peu varié dans le temps. Puissance du concept donc et cependant fébrilité de la morale aujourd'hui .Mais pourquoi donc ? Peut-être justement parce que face à la rationalité scientifique croissante la philosophie rationnelle à ses bornes. L'homme découvre qu'il ne peut "racheter" l'homme par la raison comme il peut sauver les phénomènes du néant par la science appliquée. Autrui n'est pas un phénomène de la nature soumis à des lois prévisibles et réitérables. Et l'Occident avoue qu'il ne peut se racheter lui-même.
C'est de cela dont nous parlent art et littérature. De cette indécidabilité fondamentale ressort le christianisme comme synthèse de rationalité grecque et latine et de métaphysique juive. Pascal résume bien le dilemme. Le scientifique théorise le vide et invente la machine à calculer. Le religieux sonde l'infini et découvre le "Dieu caché". Le doute à l'égard de l'homme et de son existence est surmonté par le "pari " sur la transcendance. Le fameux pari de Pascal résume toute la difficulté pour l'occidental de réconcilier ses deux vocations, théorique et pratique. Croire car on a rien à perdre et tout à gagner. On a rien à perdre car on ne sait pas si Dieu existe ou pas. On est dans l'incertitude première, dans le doute ...
On a tout à gagner car si Dieu existe, l'éternité de l'âme est acquise et l'immortalité aussi. Reunir le principe d'incertitude qu'est la raison et celui de certitude qu'est la foi... voeu impossible et quasi intenable sur la longue durée. Tragique destin qui résume peut-être encore aujourd'hui le paradoxe de l'Occident.
Jean-François Revel. Le passager de la raison s'en est allé
"Dans l'histoire des esprits les ambiguités, les juxtapositions, l'art de vivre dans plusieurs compartiments différents de la pensée ne cessent de nous étonner à chaque instant." (Histoire de la philosophie occidentale T2)
Jean-François Revel s'en est allé rejoindre les passagers de la raison dans le grand Trans Europe Express de notre pensée vieille de 2500 ans. Il détestait au fond, mais toujours avec la politesse de l'ironie, les mages de la modernité, ceux qui jouent l'obscurité calculée, et favorisent les vraies victimes de l'illusion. Ceux qui s'accommodent des contradictions de la vie lorsqu'elles servent leur confort intellectuel, moral et social. Il aimait plutôt la pensée utile et les certitudes qui décèlent l'irrationnel partout où celui-ci se cache. Son étonnement le conduisait régulièrement à ouvrir les placards que la plupart préfèrent voir fermés.
L'inconnu, le terrifiant, l'horrible qui gisent en nous, il les avait sans doute cotoyés jeune dans la France des années 40. Lui, l'ami de la clarté sut constamment se souvenir des ombres noires qui peuplent notre mémoire occidentale. "Mais on apprend parfois beaucoup en captivité, et la servante libérée saura se souvenir pour son propre usage des ruses et des dureté de sa maîtresse." (Histoire de la philosophie occidentale T1) Revel, le phocéen n'a sans doute jamais oublié d'où il venait, qui il était, et où il voulait aller. C'était sa force. Le propre des forts est de transformer leur faiblesse en énergie productive. Il nous manque déjà. Son oeuvre reste. Bon voyage, Jean-François Revel.
Spinoza
1 Spinoza éternel .
Le jour où Spinoza est entré dans mon existence à la faculté d’Aix : - Une substance et ses attributs… Dieu, l’entendement et l’étendue. Nature naturante et naturée, etc. Le jour où l’Ethique m’a été volée en Espagne dans un village perdu d’Andalousie (mon père ayant garé sa DS à l’ombre d’une place abandonnée, toutes portes ouvertes.) Le jour où j’ai racheté les œuvres complètes dans la Pleiade. Le jour où j’ai compris l’Ethique à Uzès en vendant des tableaux. Le jour où Spinoza est revenu dans mon esprit avec le thème dominant de la joie par l’intermédiaire d’un philosophe (Misrahi) qui a connu les persécutions de la guerre et l’expérience du chômage. Le jour où un peintre catalan m’a parlé à Toulon de Spinoza et «de la persévérance dans son être…» Le jour où quelqu’un ouvrira les œuvres complètes de Spinoza dans la Pleiade, bien après que Borgès, Nietzsche ou les stoiciens n’aient évoqué «l’éternel retour du même».
2 De la création
La question de l’éternel retour .
Eternel retour veut dire que tout ce qui est revient et donc que rien ne disparaît, mais que tout connaît des cycles. Ainsi l’éternité dans la nature est conquise sur le temps par le
mouvement généralisé de la vie. L’homme aussi meurt et renaît plusieurs fois... Où est le progrès ? Du point de vue naturel le retour du même se suffit et correspond au mieux
possible. Là encore Platon a tout dit : «Le temps est l’image mobile de l’éternité» L’éternel retour illustre cette thèse. Par la répétition du même la nature se hausse à une
manière d’absolu. C’est aussi par là, et c’est l’affaire du style, que l’artiste imite Dieu en créant des œuvres qui ont des marques de parenté évidente et un contenu idéal.
Souvenir de la chute dans l'histoire
(Une critique de l'orthodoxie chez quatre écrivains de l'est )
1 Du communisme soviétique comme étranglement : Zinoviev
Souvenez-vous, c'était en 1981, il n'y a que vingt-cinq ans et l'écrivain nous parlait d'un monde aujourd'hui disparu régi par des lois communautaires fondées sur des tendances naturelles aux hommes en société : « les lois communautaires peuvent acquérir une force énorme et déterminer la physionomie de toute la société, autrement dit déterminer le caractère d'organisations pourtant appelées dans leur principe à défendre l'homme de leur emprise.
S'instaure alors un type particulier de société dans lequel fleurissent l'hypocrisie, la violence, la corruption, l'incurie, la dépersonnalisation, l'irresponsabilité, le bâclage, la goujaterie, la paresse la désinformation, le mensonge, la routine, le copinage. L'échelle des valeurs est faussée : les nullités sont portées aux nues, les personnalités remarquables sont humiliées, les figures morales les plus nobles sont persécutées, les natures les plus talentueuses en sont réduites à croupir dans la médiocrité . Ce n'est d'ailleurs pas toujours le pouvoir qui agit ainsi. Les collègues, les amis, les collaborateurs, les voisins conjuguent leurs efforts pour empêcher l'homme de talent d'exprimer son individualité et pour entraver l'esprit d'initiative. Cette action paralysante touche tous les domaines de la vie, mais en premier lieu ceux de la création et de la gestion. La société menace de n'être plus qu'une caserne.
Elle détermine l'état psychique des citoyens, l'ennui s'instaure et avec lui l'angoisse, la peur continuelle du pire. Les sociétés de ce type sont condamnées au marasme et au pourrissement chronique si elles ne trouvent pas en elles des forces capables de contrecarrer cette tendance. Aussi peuvent-elles durer des siècles. «Le Communisme comme réalité». Les sociétés passent, mais les lois demeurent.
2 L'étouffement de la pensée : Mamardachvili
Un an avant sa mort au cours d'un entretien pour France Culture en 1989 le philosophe géorgien s'exprimait ainsi à propos de la situation de la pensée européenne dans les années cinquante et soixante : «La pensée était trahie dans plusieurs pays et une sorte de complicité réunissait les traîtres de la pensée. Je voyais donc ces gens là s'embrasser par-dessus ma tête et adopter le langage qui, justement m'étouffait et contre lequel ma pensée s'éveillait ».
«La Pensée empêchée». Les situations humaines ont changé mais le sommeil entretenu artificiellement de la vie de l'esprit perdure en Europe.
3 En mémoire de Patocka.
En 1973 Jan Patocka exprime la dette que l'Europe a contracté vis à vis de Platon, dans un ensemble de conférences publié sous le titre « Platon et l'Europe». Il y écrit notamment : «Le problème de la communauté est donc en réalité le problème du pouvoir et de l'autorité spirituelle». La question qui ressort de là pourrait sans doute se résumer à celle de la place que l'Europe accorde encore à une existence capable de se rapporter à l'éternité : «Car, si l'Etat de justice fait partie du contenu essentiel de l'histoire humaine, l'histoire est un jugement porté sur les juges de Socrate». Depuis Patocka est mort dans des conditions obscures et l'histoire est passée par là .
4 De la confusion des langues : Kolakowski.
Le dernier mot sera pour Kolakowski : «Nous ne pouvons avoir aucune certitude sur le potentiel caché du langage ». (Horreur métaphysique 1988)
L'ébranlement des esprits passe par la parole. De cela au moins nous sommes sûrs. L'histoire l'a prouvé de multiples fois, malgré tout.