Art contemporain : un regard lavé de tout soupçon sur l'actualité des expositions, des salons, des événements culturels en France et en Europe.
FANTOMES QUE FANTOMES de Jean-Paul Gavard-Perret |
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photo JLH |
Avec Les Favoris de La Lune, Et la lumière fut, Adieu plancher des Vaches, Otar Iosseliani est devenu un de ses cinéastes rarissimes (avec Almodovar) à nous faire passer sans cesse de l'émotion à l'amusement. Pour autant, on a souvent affirmé que Jardins en automne n'était pas une cuvée de son meilleur cru. Mais, avec le temps et plus particulièrement la réédition du film en DVD, un tel jugement doit être révisé. La scène d'ouverture - cacophonie de vieillards qui se disputent un cercueil - est à l'image d'un film qui se déroulent en saynètes drolatiques dont le système répétitif qu'on a dénigré n'est pas sans importance afin de stigmatiser par la mise en scène ce qu'il en est du pouvoir : à savoir une coquille vide, qui le rend dérisoire et grotesque à l'image des rois nus qui succombent à ses frasques. Iosseliani nous permet de suivre la trajectoire, la chute et l'"ascension" de Vincent, ministre puissant, élégant, charmeur grisonnant, buveur, mangeur, bon vivant. Odile, sa maîtresse, une très belle fille, intelligente, lucide, sexy, dès que son mentor n'est plus ministre s'éclipse, l'"amour" n'étant pas forcément ce qu'on en dit et ce qu'on croît. Au moment où Théodière, le nouveau ministre, investit le somptueux bureau du chasseur chassé, le premier - selon une perspective classique aux ministres qui trouvent là un moyen de marquer leur territoire - change tout jusqu'aux les étagères cendriers et aux téléphones. Bref s'est sa manière d'uriner pour circonscrire son potentat provisoire, tandis que Vincent dans un retournement spectaculaire (qui fait se demander combien de ses épigones sont capables d'un renoncement dont François Léotard est une rarissime exception ?) commence à comprendre ce qu'il en est non seulement de la vie mais de vivre. Il prend conscience que le pouvoir n'est qu'apparence et qu'apparat. Qu'il n'est aussi que la soif de le conquérir, de le posséder dans l'orchestration d'un une valse mutine et d'un jeu de chaises musicales où les hommes et les objets ne sont qu'un décor, tant ils sont remplaçables, interchangeables. On voit ainsi la sinistre farce du pouvoir dans lequel le ministre sur un siège éjectable qu'il croît pourtant inaltérable, signe machinalement les dossiers qu'on lui présente, serre des mains, tâte le cul des vaches, embrasse chaleureusement un homologue africain d'une République aussi bananière que la sienne. Pendant ce temps, Madame rêve éveillée, parade en tailleur Chanel, s'achète des bijoux hors de prix au frais du contribuable, donne dans l'art le plus kitsch qui soit tandis que les jeunes loups se font les dents, courtisent et attendent de prendre la place et de croquer leur part de gâteau.
Si le film a été si mal accueilli c'est parce qu'il gêne. Le roi nu fait certes rire mais il dérange nos idées reçues. Derrière la fable on peut en effet facilement glisser des noms et toute ressemblance avec nos propres hommes politiques n'est pas fortuite. On retrouve l'aspect satirique de la caricature cher au cinéaste. Mais la particularité du film consiste à faire de ces personnages des êtres abstraits, des fantoches, des marionnettes désincarnées, des automates, des doublures de leur propre rôle auquel ils n'ont jamais cru. Cette manière d'évoquer le pouvoir induit naturellement esthétiquement parlant le choix "keatonien" de l'insolite, de la cocasserie, de l'étrangeté. Les traits, y compris physiques, paraissent grossis et font de tout le personnel politique un arsenal dérisoire dans lequel pour se destresser le ministre fait des galipettes sur la moquette pour calmer ses nerfs, tandis qu'un peu plus tard Piccoli grimé en vieille femme fait la preuve d'une certaine audace. Même si le film se déroule à Paris et sans doute pour dédouaner notre pays de se réduire à une république bananière certains ont affirmé que ce ball-trap tragi-comique parisien faisait plus penser à un pays de l'ancien bloc de l'Est. VoireŠ et ce n'est pas parce que le cinéaste est d'origine géorgienne qu'il faut se défausser si vite. Celui-ci ose passer du burlesque au ridicule parce que le ridicule tue. Certes on peut toutefois reprocher au cinéaste son apologue angélique. L'ode terminale à la vie et à la liberté retrouvées d'un homme enfin débarrassé des oripeaux du pouvoir reste douteuse quoique utile à la démonstration qui semble ouvrir à la possibilité d'une île pour nos nouveaux marchands de Venise repentis et qui soudain optent pour un regard métaphysique sur le phénomène de la vie.
Le film nous apprend aussi à travers sa fable que ceux qui ratent la joie de vivre en pensant que l'essentiel demeure la réussite peuvent se réveiller et recommencer à vivre. Ne faisant pas allusion à une époque ou à des faits précis, le film est donc fondé sur l'avidité des gens. C'est une parabole sur cette tentation à laquelle tout le monde est confronté à un moment donné dans sa vie. " Les gens qui ont soif de pouvoir sont un peu malades à mes yeux, pas tout à fait normaux psychiquement ! Ils essayent de se forger des auréoles d'hommes sages qui savent ce qu'ils font " écrit le réalisateur qui ridiculise la préoccupation foncière d'occuper le terrain du pouvoir. Et d'ajouter " il existe des gens beaucoup plus sages et lucides, mais ceux-là ne vont pas au pouvoir. Ça a toujours été comme ça ". Il n'empêche que, et comme nous le disions plus haut, en dépit de ses allures de fable Jardins en automne entre fortement en résonance avec notre actualité. Un tel film représente une sorte de compression poétique (en dépit de ses " longueurs ") à divers détentes et il donne beaucoup de matière à réflexion. La différence ici, par rapport à des oeuvres précédentes du cinéaste telles que Adieu, plancher des vaches et Lundi matin, est que le propos devient plus vaste. L'auteur sort de l'univers familial pour lancer une O.P.A. sur celui de la société en se dégageant d'un ancrage très précis dans une époque ou une actualité. Témoin d'une énorme catastrophe : le communisme, Iosseliani a vu d'autres catastrophes, d'autres chutes de régime, d'autres phénomènes similaires. C'est pourquoi il peut écrire :" Mais chacun peut nourrir la fable de son propre vécu : Staline, Hitler, Saddam Š Chacun son loup ". Adepte des longs plans séquences, le réalisateur trouve en cette prédilection une connexion avec sa philosophie de la vie et son amour du vagabondage. D'où ces films qui en différents moments semblent être tournés dans un élan, et semble couler comme une rivière sans interruption. Cela permet au cinéaste de trouver le bon rythme. Jardins en Automne devient une partition où les instruments sont les acteurs. Le réalisateur aime les faire travailler dans le désordre et avec le désordre pour transformer leur jeu en une chose immédiatement compréhensible même s'il s'amuse à introduire des moments de perdition, des vides, des creux. Iosseliani sait en effet interrompre une phase, rompre une tonalité. Ses films sont donc l'inverse d'une mécanique, d'un savoir-faire ou d'un professionnalisme esthétisant. Pour en arriver à ce point, le réalisateur aime les acteurs (comme Michel Piccoli) extrêmement pudiques, qui ouvrent ainsi à l'imaginaire. C'est pourquoi le réalisateur géorgien est à rapprocher du Buster Keaton réalisateur. Comme lui dans ce qu'il fait, dans ce qu'il montre surgit toujours une espèce de solitude au milieu du désordre. C'est pourquoi Iosseliani travaille aussi avec des non-acteurs, il trouve que les acteurs, comme il dit, " ça fait cliché " et il n'a pas tort car une grande part du travail de l'acteur est de ne pas devenir un cliché. Piccoli joue donc ici avec des non professionnels, et ça a été pour lui un autre exercice, d'abord de se déguiser en vieille femme et de s'inclure dans ce travail de marionnettes qui crée un effet très troublant. C'est pourquoi on peut rapprocher le cinéaste autant d'un Bresson que d'un Keaton. C'est même le mélange des deux C'est pourquoi au lieu de qualifier cette oeuvre de bizarrerie et même parfois d'ovni, il faut simplement dire que c'est, sous forme d'analyse farcesque, tout simplement un grand film. |
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