 | L’époque semble peu propice à l’art dit « abstrait ». (Je mets des guillemets, je préfèrerais l’expression plus neutre de « non figuratif », si ce n’était sa connotation négative : il ne s’agit pas tant d’un refus de la figure, que d’être la figure.) Pour le public, il y a sans doute toujours trop peu à voir. Pour l’institution, l’heure de gloire de l’abstraction, historiquement datée, est révolue. Après le retour de la figuration, l’hégémonie du package installation / vidéo / scénographie, et l’apologie du pop’art comme apogée du second degré, persister aujourd’hui à faire quelque chose qui ne « ressemble à rien », qui plus est le faire avec conviction, c’est-à-dire éventuellement avec lyrisme, est doublement stigmatisé : comme attitude passéiste, et suspecte d’un purisme idéologiquement douteux (ah, comme il est de bon ton de taper sur Clément Greenberg !), qui n’aurait plus rien à nous dire sur notre ancrage actuel au monde. |
Il est quand même surprenant que le recours à l’histoire, commode – car « elle tranche », n’est-ce pas ? – à la fois pour en finir avec ce dont on souhaite être débarrassé (certaines utopies irrésolues, par exemple, comme autant de promesses non tenues, et qui feraient un trop encombrant héritage) et pour autoriser moult recyclages – pardon : reprises, emprunts, citations, déconstructions, inter- ou hypertextes –, que ce recours, donc, réitère ce contre quoi il est censé nous prémunir, à savoir le mythe moderniste d’un progrès selon lequel le plus récent est, par principe, meilleur, ou plus pertinent, que ce qui l’a précédé. Cette logique du consommable / jetable n’est pas inédite, elle s’est simplement accélérée. Et elle mise sur la mémoire courte. S’il y a du nihilisme là-dedans (qu’ajoute, un siècle plus tard, « Cloaca » de Wim Delvoye [« à l’évidence un des vrais grands chefs-d’œuvre de ces 10 dernières années », selon Beaux Arts magazine] à la « Fountain » de Duchamp, si ce n’est la démonstration que l’on peut faire du plus-humain-qu’humain – de l’excrétion – sans l’homme ? Extasions-nous…), il n’est pas tant du fait des artistes que dans la captation – l’arraisonnement – de l’art par une industrie culturelle qui, le faisant rentrer dans le rang d’une esthétique généralisée, lui interdit de nous sauver. (Même en laissant tomber ce dernier terme, qui vient de me faire perdre un de mes deux lecteurs, l’autre, hérissé, y voyant une résurgence de judéo-chrétienne culpabilité, même si l’on admet que la paraphrase de l’existant est notre ultime manière d’aimer-la-vie-comme-elle-est, il n’est pas évident que notre curiosité – notre aptitude à aimer, donc – s’accroisse à mesure qu’augmente l’offre. En ce qui me concerne, en tout cas, celle-ci – dont je n’oublie pas qu’elle est aussi ce qui me permet d’exister – n’aura fait qu’accroître le désir et l’urgence de faire un pas de côté, rester à l’écart, comme on s’éloigne d’une route encombrée pour aller contempler le paysage. C’est l’échappée belle qui m’est d’actualité, et me ramène à mon humanité, cet « hors de soi ». Peindre est à chaque fois un coup de talon, l’utopie maintenant, pas celle de quelque « avenir meilleur », mais celle du non objectal, non réifiable du monde, réfractaire aux explications de texte, qui toujours et quelles que soient leurs vertus propédeutiques ratent l’essentiel de l’art, qui requiert à un moment donné que l’on se taise ; et finalement j’aime d’autant mieux le monde que j’y reviens. Je jouis du sol à proportion du fait que j’ai la tête dans les étoiles. Et n’ai pas peur du silence.) L’art abstrait n’est pas, en tant que tel, moins contemporain que d’autres manières qui bénéficient de ce label. Peut-être l’est-il, en premier lieu et paradoxalement, par son écart même, eu égard aux tendances lourdes de l’époque, comme les déserts sont à l’écart de nos tourbillons. Et cependant nous hantent. L’écart, celui de la singularité, est le vœu de chacun d’entre nous, cette fameuse « différence » qui nous rend tous finalement si désespérément semblables et pathétiques, et lassants… Quant au désert, qu’il soit de méditation, de sécheresse ou famine, terrain de jeux pour guerriers ou touristes aventureux, je ne me sens pas tenu, pour manifester qu’il est contemporain du post-industriel et des enjeux pétroliers, d’aller y déposer une baignoire, un lapin vert, une carcasse de voiture ou un tank incendié. Je tiens que, pour manifester cet « autre » qui nous travaille depuis nos mégapoles saturées, l’on peut aussi faire le pari de la discrétion, sans perdre en puissance. Que, dans le seul fait de tirer des bords d’un côté à l’autre du tableau – traverser une surface, comme la vie, dignement si possible – se joue l’énigme de la singularité, qui seule peut, dût-elle se faire modeste, « donner à voir à nouveau ». Pas plus qu’un autre indemne de l’histoire, pas moins qu’un autre sous influence, il me faut néanmoins à chaque fois tout recommencer. Et l’étendue d’un support offert comme scène à la gestualité contient en elle-même, par sa seule ouverture, que crée le désir de peindre, une tension dramatique suffisante pour que s’y engouffrent les tensions du vivre ici et maintenant. La peinture abstraite, qui revendique de n’être peinture que de la peinture, ou du moins du désir d’être peinture, non de quelque chose d’autre – sujet, thème ou motif – qu’elle-même, provoque l’une de ces tensions, en un défi spectral à la « mort de la peinture », mais plus encore défi à l’« immédiat » du monde auquel la quotidienneté réduit le réel. Elle vise ainsi à plus de mouvement, de latitude, que dans le souci de « coller à son époque », et en même temps à plus de permanence que n’en exige l’obsession du renouvellement, fuite forcenée en avant dont l’accélération continue n’a pour fonction que de nous maintenir à flot. Révolution discrète, mais décisive, inscrite au revers du temps « qui passe » pour le risque / la chance d’un temps qui advient, mon maintien à moi, peintre abstrait, est dans l’insistance du corps. Le corps agissant, nature naturante « contre » le corps représenté, nature naturée. Le corps vu du dedans, celui dans lequel on se réveille chaque matin. Son impossible oubli. Notre seule possibilité de vivre avec passion. Ce corps qui insiste (in-siste, disait Lyotard, et ainsi « re-siste », sans accent) à la fois comme instrument et comme fin – car il ne vise pas au-delà de lui-même, mais se transcende comme intentionnalité, dans un geste qui est signifiant ; sans rien signifier, que son avènement. Chaque geste réitère sa présence. Présence à soi, présence au monde, joie, ou douleur, d’exister. Son devenir-humain est de rester geste dans la trace : que l’objet-tableau, trace de ce geste, ait le même statut que tout autre objet d’art, soit, mais pour autant que ce soit aussi « le regardeur qui fait le tableau », c’est l’humanité du regard du regardeur qui voit le geste malgré la trace. Je pense à Boltanski, par exemple, dont les œuvres sont des « traces poétiques ». Si de cette expression il ne faut retenir qu’un terme, ce sera « poétique », parce qu’il tient tout seul, il n’est que de l’humain, et de l’essentiel dans l’humain (ici l’absence au sein de l’amoncellement – au lieu de quoi de trop nombreux pans de l’art dit contemporain, et c’est très certainement une composante active de mon malaise à son égard, faute de pensée véritable car il y a beaucoup de discours et de « concepts » mais peu de pensée, par paresse, donc, soit répètent et plagient ad nauseam le geste de Duchamp, soit redoublent le quotidien dans sa mise en scène : enjolivement, détournement, ironie, « mise en abîme ». Pas de perforation, de trouée, de risque). Si l’on ne retient que « trace » tout seul, on ne dit rien, parce que la trace est toujours de quelque chose, parce qu’une virgule de merde sur un mur est bien une trace, mais pas de l’art (la merde d’artiste a bel et bien été une œuvre d’art, une fois, comme l’urinoir ; geste génial à ce titre, mais à ce titre seulement. « Cloaca », par contre – décidément, je lui en veux –, n’est, indépendamment de la prouesse d’ingénieur, artistiquement que de la merde). Question venue à l’écoute de Bach : comment, non pas tenir tête à, mais rendre compte de l’immense ? Comment être habité par lui, et rester maître de soi ? Cela sans croire, non. En composant. More geometrico. Peindre, une mystique profane… Et peindre quoi ? La puissance qui fait peindre. Être est louange. Sa propre louange. Tout cela est politique. Si, si, politique. Comme micro-résistance qui, « maintenant la plaie ouverte » (les bords du tableau, écartés), empêche la fermeture totale, l’adhésion totale à l’immédiat, qui n’est que le visage pâle du contemporain – celui dont on fait tant de photos, de vidéos : l’ex-position, la surexposition sont bien dans l’air du temps. Entre la désillusion consécutive à la fin des grands récits et la tentation de céder au gavage post-moderne, il y a du tragique et du sublime. N’être ni de l’un ni de l’autre, et malgré tout puissamment dans l’intervalle – comme tout cela est intempestif. Vivre dans la déchirure, comme ces plantes increvables qui poussent entre les pavés. Quelle est la fonction ? Faire levier. Ainsi le tableau n’est pas la fin de la peinture. Quoi d’autre, pourtant ? Une arche pour des trajets du corps ? Le vecteur d’une traversée ? Si oui, cela expliquerait mon attirance grandissante pour des formes de plus en plus élémentaires, simples au risque d’être simplistes (quoi de plus banal que le moment où on saute le pas, une horizontale, une verticale, tenter de naître). S’en tenir à l’ossature, tout mettre sur la charpente. Que ça tienne, le temps de traverser. Vers quoi ? La beauté. Mot tabou, dorénavant. L’esthétique n’est plus, j’en suis d’accord, le critère d’appréciation des œuvres. Mais vœu de beauté quand même, à contre-courant. Beauté problématique – convulsive, n’est-ce pas –, indéfiniment contrariée par l’infinité des laideurs, de l’ « utile » comme des comportements. Devons-nous, sous prétexte qu’elles existent, n’en être que les reporters ? Je préfère les transposer en colères. Aspirer à l’inouï. Qui va me sidérer et me plaire. Le coup de foudre, tant attendu / inespéré, l’imprévisible. Ce qui est beau, en fait, c’est la bagarre pour y arriver – il y a tant de guerres, comment puis-je être « abstrait » ? Un tableau réussi, c’est toujours un chaos surmonté. LP BAUDOT, juillet 2006 |