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Art contemporain : un regard lavé de tout soupçon sur l'actualité des expositions, des salons, des événements culturels en France et en Europe.

Yves Tanguy

Tanguy, en partance pour Barcelone

 

 

                     Tanguy le sarcastique blaguait en 1954 à l’approche d’une exposition non loin de chez lui en Amérique : «… cette ridicule exposition, à peu près comme si j’exposais au musée de Quimper-Corentin. » L’exposition de Hartford entraîna l’achat bienvenu, par le Metropolitan Museum de New-York, du terrible tableau La Multiplication des Arcs, qui avait coûté tant de peine à Tanguy. Et la grande exposition qui vient de se tenir cet été 2007 à Quimper place Corentin est de nature à dérégler, heureusement pour nous, le radar à dérision, cette vraie ‘machine à Tanguy`, (et machine fatale, peut-être). Car cette exposition(1), riche et minutieux assemblage, permet à nouveau de tenter, bien après Beaubourg 1982, une vue d’ensemble quant aux caractères et à l’évolution de cette peinture, et de revenir vers ce peintre, et son personnage.


                    Retenons ce mot de  « caractères », à utiliser comme un couteau suisse. D’abord au sens de : caractéristiques, celles qui vont s’imposer si vite dans les tableaux de Tanguy, espaces singuliers où ont surgi des éléments sans identité fixe, des « tanguerons », mettons, s’il est permis d’improviser un tel vocable, qui aurait pour lui sa touche portuaire. Ces éléments jouent à leur tour comme caractères, assemblés en « mots d’une langue qu’on n’entend pas encore, mais que bientôt on va lire, on va parler[…] »(André Breton, 1939). En deux mots, une pictographie onirique : oui, mais tout en rejoignant l’intuition de Breton qui l’annonça, parmi le public de l’exposition nous avons été plusieurs à percevoir, après la période vibrante 1926/1930, un figement des signes, et de là un empêtrement du médium proposé. Vue critique énoncée dès longtemps par certains amis-témoins de Tanguy , mais concernant la période américaine, les quinze dernières années. Or cette involution n’est-elle pas sensible dès les années trente, où la peinture a dû frayer son chemin dans une vie matérielle et spirituelle si dure à vivre pour Tanguy ?


ytanguy1.jpgMais d’abord, quelle émotion d’avoir pu voir, revoir une peinture, une matrice d’apparitions sortant, toutes vives, de la décharge électrique, devenue légendaire, donnée à Tanguy par la vue inopinée du Cerveau de l’enfant de Chirico. Comme il va vite, en 25-26, passant du Testament de Jacques Prévert avec sa bordée de personnages et d’objets au dynamisme en obliques, (où –comme l’a vu Y. Clerget- Bosch pointe sous le traitement à la Grosz), au Fantômas, entêtante frise où figures et objets apparaissent selon une saisissante diversité de modes : contours, silhouettes, pointillés, grattages, filigranes, distribués en espacements et plans aléatoires mais très sûrs. Il affirme et condense encore davantage ces contrastes d’apparition dans L’anneau d’invisibilité, tableau vertical avec silhouettages et fictions de plans, à nouveau, mais situés cette fois au regard du premier « tangueron » à faire son entrée (suspendu devant une scène de haut ciel sur basses ondes) : une manière d’osselet surdimensionné, un paquet aérolithique qui serait aussi le chef décollé d’un fantôme hagard ; tout cela selon des tons pâles, répartis tout aussi sûrement que les tonalités sombres ou éclatantes des tableaux précédents. La zone intriguante est née, et elle persiste, issue sans apprêts du cerveau de l’enfant, probablement, et convoquée d’une main d’emblée sûre sans apprentissage d’école.


L’enthousiasme appliqué du peintre-prospecteur (« et je travaille tous les jours », lettre à Breton, 1927), notre regard ne va guère cesser de s’en émerveiller au fil du parcours des œuvres jusqu’en 1930, et un certain tableau non-titré, où plusieurs « tanguerons » de consistances diverses sont suspendus au devant d’un grand pan vert de sulfure, sur lequel les éléments suspendus, projetant leurs ombres indiscrètes, d’un noir de goudron, révèlent une perspective ondulante, nous égarant dans une alternative indécidable entre surface solide et surface liquide (ici encore, observation d’Yves Clerget).
Contraste incessant entre la netteté des formes proposées au regard, et, chez l’observateur, les hypothèses tâtonnantes, vouées au va-et-vient entre : « alors, c’est ceci… » et : « ce serait plutôt cela… », auxquelles ne peut manquer de conduire une observation des événements fixés par ces tableaux. Non pas des hypothèses d’identification, façon  « ceci est sans doute un os »…et voici vos questions devenues des crêpes; mais des hypothèses de conception, voire de conceptualisation, comme d’un chimiste constatant la présence d’une molécule inédite, essayant de repérer ses effets et ébauchant une terminologie. Mais ce qui est beau, c’est que dans  cette période tout ce que l’on voit donne l’impression d’avoir surgi là, et d’avoir surgi sans bruit ; de sorte qu’éléments inédits et espaces subtils créent dans l’instant de la découverte leur propre antécédence : ah, ils étaient donc déjà là, seulement on regardait ailleurs, ou on ne regardait pas bien. Cette discrétion dans la manifestation fait naître une évidence en amont, un « déjà là », qui est pourtant l’inverse du « déjà vu », puisque ce « déjà là » se joint à un « jamais vu encore ». Donner à voir sans frime, « intégrité » de Tanguy, Breton dixit. Jour de Lenteur, titre d’un tableau de cette époque, lenteur, légèreté, silence ou bas bruit. Tandis que Dali, qui sait déjà piocher chez Tanguy, va bientôt savoir aussi tonitruer, et vendre, lui.(²)


ytanguy2.jpgMais qu’est-il arrivé à Tanguy vers 1930-31, pourquoi l’étoile de la surprise a-t-elle subi l’occultation amère ? A quelques-uns, nous n’avons pu que sentir un froid, aussitôt franchie la porte de la salle qui montrait quelques travaux rangés dans la période dite des « coulées ». Ainsi, sur petit format La Tour de l’Ouest , un peu plus grands Le Col de l’Hirondelle et Globe de Glaces arrêtent-ils le regard sur des formes et des fonds qui auraient comme subi l’injonction de se poser là et de ne plus bouger, et voilà stoppés les élans d’interrogation qui parcouraient l’observateur. Cette peinture avait libéré des sites sans précédents ; et la voilà qui semble maintenant tenir en laisse des  éléments et espaces hyper-définis, lesquels adviendront de plus en plus comme variantes des précédents, au lieu de survenir. Le bras durci s’est mis à entraîner, à enchaîner des images ; or on pourrait ici se souvenir de Rimbaud : « je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image. » A Barcelone sera exposé le Palais Promontoire, de 1930 –absent de l’exposition de Quimper-, mais alors que Rimbaud avait tenu ouvertes « les fenêtres et les terrasses […] qui permettent aux heures du jour[…] de décorer[…] les façades du Palais-Promontoire » (Promontoire, in Illuminations), Tanguy n’a pu soustraire ce tableau au gel qui paraît l’avoir cerné. 


A la différence d’André Breton, qui, ayant inséré la figure de Tanguy dans sa constellation, semble, dans sa poésie, avoir voulu lui conférer quelque immunité par un montjoie d’images (cf. le poème La Maison d’Yves Tanguy, ingénieusement donné à lire par stations successives au fil de l’exposition), Eluard a fait entendre une tonalité d’un tragique croissant au cours du poème baptisé Yves Tanguy, recueilli en 1932 dans La Vie Immédiate. Par analogies, par allusions, sans descriptions, on dirait qu’Eluard préfigure le destin et de la peinture et du peintre. Les deux derniers vers sont fascinants : Nous avions décidé que rien ne se définirait / Que selon le doigt posé par hasard sur les commandes d’un appareil brisé. Car si l’affinité avec le hasard se défait, restera le rôle d’un ordonnateur de désastre. Ce lâchez-tout minutieux, Tanguy avait pu l’opérer en captant sur les toiles, les premières grandes années, le chant ténu des éléments mutants. Mais quant à la suite, à ces tableaux ouvrés asphyxiants, à cet insolite usiné,  un couplet vient à l’esprit , certes vain : Il n’aurait pas fallu que Dali le pille et soit tant fêté, il aurait fallu que s’élargisse le cercle des acheteurs de Tanguy et des affectueux. Faute de quoi, il a durci la mise, et la surprise n’est plus venue. Je ne prends rien dans ces filets […]/ Du bout du monde au crépuscule d’aujourd’hui / Rien ne résiste à mes images désolées  avait encore écrit Eluard dans le même poème, et c’est comme si ces vers avaient  envoûté la peinture de Tanguy, au lieu de lui servir d’exorcisme, ce qui après tout aurait pu être.


Il est possible qu’à notre tour nous ayons durci cette opposition entre les deux phases. L’exposition n’a bien entendu montré qu’une partie des tableaux du Tanguy des années trente. Or Tanguy a  peint régulièrement, au long-qui fut bien court- des trente années de sa vie de peintre. Sur plus de 450 entrées au catalogue raisonné de 1963, qui n’est pas encore complet, il y a sûrement plus de 200 œuvres picturales.(3) Si l’on voyait exposé l’ensemble des tableaux des années 30, apparaitrait peut-être, non pas le seul figement, mais un combat pour le faire reculer, pour faire place à ce qui surgit, bataille entre les différents tableaux, et à l’intérieur même de certains d’entre eux. On a pu le pressentir à Quimper, quoique l’impression générale ait été celle que nous avons dite.


ytanguy3.jpg        Sur la période américaine (1939-1955), les quinze années qui allaient être finales, nous voudrions seulement soumettre une opinion, en souhaitant la confronter à d’autres vues. Là l’évolution est manifeste, il ne s’agit pas d’une involution, mais d’un stade apocalyptique : des espaces le plus souvent saturés de grands conglomérats, sur des fonds post-Bombe A. Une inextinguible passion d’ordonnancement paraît s’appliquer maintenant à l’encombrement et aux débris recyclés d’une casse universelle. Quelque soixante ans après, nous savons trop de quoi il s’agit, nous avons les pieds dessus, ou dessous. Et l’on voudrait être saisi par la vision du peintre fixant le cauchemar révélateur : Et ego, et tu in infernis. Or là encore,  on ressent une asphyxie : l’oeil frappé mais d’emblée désolé ne peut empêcher l’esprit de se détourner de ces terribles dénombrements, à cause d’une sorte de satiété immédiate. D’où une question : Tanguy à l’épreuve a-t-il vraiment tenté des exorcismes, comme a pu le faire un Michaux (que Tanguy a rencontré, semble-t-il) ?Lles images produites par sa main n’ont-elles pas piégé, et même enlisé sa mélancolie : au lieu de faire survenir autre chose qu’elle-même, la Mélancolie se plantant là, se perpétuant ? Derrière la grille de ses yeux bleus, comme a dit Breton.


Qui aura été Tanguy ? Peut-être est-ce Jacques Hérold qui en a le mieux parlé : …pas d’attaches, pas de trajectoire, tout était une dérision…Il aurait voulu flotter, habiter la mer.. Hérold encore : « Un Breton anti-Breton ». On dirait plutôt : un Breton non-Breton, et en cela Breton, car cette déprise du milieu et de soi-même signale bien le Breton des profondeurs incommodes. Avec autour du cou sa médaille à deux faces : l’une, pour dévaster tout agent ou complice de bêtise, de pose, et autres courants d’air vicié. L’autre, le côté noyade, saut depuis le pont. Et dans la lutte contre les vents contraires, pour que la médaille ne se retourne pas du mauvais côté, souvent la tête trahissant le corps, ou le corps trahissant la tête.
Tanguy aura lutté, et il avait démarré d’une main en alerte, laissant émerger ces étrangetés qui ouvrent l’horizon.

Patrick Mayoux

(1) Cette exposition, avec très peu de changements, sera présentée à Barcelone, au Musée national d’art de Catalogne, du 25 octobre 2007 au 13 janvier 2008.
(2) A quoi s’ajoutent plusieurs séries de travaux : dessins, encres, gravures, aussi les « décalcomanies », et les traces de la part prise par Tanguy aux jeux initiés par les surréalistes, dont les cadavres exquis sont seulement les plus connus. Cette œuvre graphique est très bien représentée dans l’exposition, ainsi que les illustrations pour des livres de Péret, d’Eluard, de bien d’autres.
(3) Cf. sur ce point le texte précis et documenté de Lucia Garcia de Carpi, dans le catalogue de l’exposition, éd. Somogy.        
 
     Enfin, signalons que l’importance de Tanguy et le drame de sa mort ont été marqués en France en 1955, mieux que ne le laisse entendre André Cariou dans les textes, par ailleurs très documentés, qui scandent l’exposition. Non seulement Charles Estienne dans Combat, mais aussi Marcel Jean a rendu hommage dans Les Lettres Nouvelles, mars 1955, au peintre, son ami.


 photographies :
1 - Quand on me fusillera, 1927, huile sur toile, 61 x 47,5 cm (©Brest, musée des Beaux-Arts. Métropole océane/ Adagp, Paris, 2007).
2 - Le palais aux rochers de fenêtres, 1942, Musée National d'Art Moderne - Paris
3 - Multiplication des arcs, 1954 - Huile sur toile, H. 101,6 - 152,4 - New York, The Museum of Modern Art © ADAGP

 
 

La chronique du Taon des deux côtes de Patrick Mayoux

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