Poésies & peintures
Désespoir
on a envie de courir de gagner les rues de gagner le
ciel
on est en ville on est en route on est paumé
c'est fou c'est dingue on va claquer
nous allons à l'école à l'église au cimetière
nous ne comprenons pas ce qui se passe
nous n'avons pas le code on a beau le chercher
et les jours passent on passe
on passe la nuit on se retrouve vide
on respire on expire on nourrit les cellules
son amour est ailleurs on ne peut lui parler
on crie dans le désert on se roule à ses pieds
et les jours passent on oublie sa douleur
elle vous saute à la gorge au petit matin
on hurle on a envie de se jeter par la fenêtre
on gagne les rues comme si l'on débarquait d'une
autre planète
on a mal aux yeux mal au cœur mal au ventre
on voit passer les voitures comme des objets non
identifiés
on hume l'air du monde on ne veut pas bouffer
on regarde la vie on est en pleine hypnose
c'est toi c'est toi c'est toi qui bouleverses ma vie
c'est toi darling c'est toi qui chiffonnes mon cœur.
27 février 1984
Christophe Charles
extrait d'Obsessions. Sapriphage 22 (1994).
La rouilles des ans
(extrait)
« … Neveu, me dit le Vieux Vent Caraïbe, ta fantaisie a quelque chose d'amer qui me trouble … Certes, je passe dans les
villes, mais je suis toujours resté un habitant des mornes et des campagnes … En traversant ces grandes cités, j'ai vu des
choses qui m'ont plu, mais j'ai aussi senti une étrange âcreté dans l'air … Je n'ai pas beaucoup voyagé, quoique me baladant
sans cesse d'île en île jusqu'au continent, aussi j'ai toujours hésité à en parler … Je connais seulement le vieil art, je conte et
me contente de conter ce que je sais … Pour rester fidèle à la tradition, il est cependant vrai que nous devons chanter la vie,
toute la vie … J'avoue que j'ai toujours brodé et rebrodé les vieilles histoires. Je me demande si, dans mes Dits, mes
Romances et mes Contes chantés, je n'ai pas négligé certaines choses tout à fait nouvelles qui méritent d'être chantées …
Qu'on les néglige et le vieil art perdra de jour en jour de son intérêt, il ne faudrait pas … Mais la vie change, je ne comprends
pas toujours tout et me fais vieux. Aussi je m'en vais te dire :
Jacques Stéphen Alexis
Bel-Air Babel Rapjazz Créole
Bel-Air aux mille frontières mobiles/immobiles Bel-Air mythologique le football Aigle-Noir la musique Jazz des Jeunes le
rouleau-compresseur populiste du leader Fignolé Bel-Air Grand-Rue Tête-Sans-Fil rue Saint-Martin Morne-Marinette
Canal Orphelin des enfants naufragés quartier sanglant quartier cinglant quartier fatras quartier foutu quartier bruyant quartier
brûlant quartier douleur quartier massacre victime défunt Jacques Roche 14 juillet l’an 2005 quartier miroir brisé quartier folie
folklore Le Peuple S’Amuse quartier Calvaire des Juifs Errants quartier mémoire des coïts abrasifs avec la rose qui saigne au
lit le sexe soleil d’Ogoun Ferraille au cul profond de l’arc-en-ciel
Bel-Air grand-goût Bel-Air famine Bel-Air la faim Bel-Air poubelle Bel-Air rebelle des ruelles embrasées de couleurs
orageuses entre l’os et la chair entre la moelle et le sang en saison kidnapping Opération Bagdad tête chargée tête gridape
tête blackout bounda rasoir bounda poignard bounda cartouche bounda malice bounda bouqui bounda meurtri bounda la
croix bounda pourquoi gargane chlorox gargane acide gargane batterie gargane cyclone où s’entrecroisent des rats en rage
des cocorats des fouillarats des mazorats des zagribâilles des zoclimeaux et des gueules de chalumeaux incandescents
crachant des mots infiltrés de tchampan aux crues des eaux létales dévergondées
Frankétienne
(extrait)
J’ai un arbre dans ma pirogue
« Pourquoi ce poème ? Sinon pour dire l’absence qui engage la présence, le vide et l’angoisse d’une terre qui désapprend à
être terre.
Départ et non absence. Le pays est encore le seul paysage discernable et renaissant. Vivre-entrebaillé-ici-ailleurs. Vivre
l’enfance, le soleil nu ! L’île, ses rêves, ses dérêves, ses fantasmes et ses dérives. L’île, le trop bleu de ses mers au miroir de
ses ciels.
Au bout, il y a une pirogue … là-dedans des mots, comme un arbre qui voyage seul dans la forêt, un conte contrarié par un
fusil.
Et si tout n’était qu’un grand arbre quelque part, debout dans la constance de la terre ! »
Prologue.
Rodney Saint Eloy
La lettre sous la langue
Je t’écris pour te dire
que je vis à fleur d’encre
dans une ville de béton armé
on tire lamentablement dans ma rue
dire est déjà trop dire
le bonheur sous chloroforme
qui habitera avec nous
cet espace mensonger
l’incertitude de ce pays
aphone à force de faire des promesses
à des bonheurs sans complices
à des rêves de plein jour
et de plain-pied ?
déjà l’ellipse
ma main coupée en deux
il faut trancher
je suis un homme
qui du rebord piégé de la lune
et du rebond de la lettre
et du piège de l’esprit
appelle la folie
devant la mer en ruine
et puisqu’il te faut un récit court
celui des fous derrière la porte
des lapsus
ou des masques allumés
qui font un bruit de poulie
dans les os
je t’écris pour t’apprendre
que j’ai longtemps parlé avec les poings
serrés
pour ne pas crier avec
l’horizon qui fait naufrage.
La lettre du sixième sens
Ma lettre portée par ellipse
ai demandé aux mots
toutes voiles fermées
de prendre le poids de l’oiseau
en plein vol
de rendre rapport d’écriture
et de déraison
de mélodie d’extravagance
Même en me trompant de parcours
mêlant la longue syncope des arcs-en-ciel
aux phrases séquestrées des réverbères
je n’ai toujours eu qu’un seul galop
la phrase mutilée
l’ordre des vertébrés
Celui qui crie trop fort
n’entend pas l’orage déchiré de ta bouche
dans ma vie qui se défait et se refait
comme une chevelure
Celui qui ne crie pas assez
n’entend pas la voix du silence
C’est à mourir de rire !
les hommes n’ont plus de couilles
mais des légendes
des blessures miaulantes
J’ai remis vois-tu
mon vêtement de marginalité
Je vais encore dans le sens des miroirs
Le temps que j’habite n’a pas de portes.
La lettre sur mer
Le temps menace la ville
d’un canon de rides
Tu m’écris que les arbres
étranglent les oiseaux
et que la mort fait mouche
sans jeu de mots
le bilinguisme entre les cuisses
Je ne sais plus si dehors
ma passion atterrit en catastrophe
ou si…
trois points suspensifs
La lumière s’est changée en cris
le vent blessé est introuvable
J’ai pris tous les risques
sans drapeau blanc
jusqu’à la cime des mots
Ville absolue dans l’éphémère
ville abrutie dans le mal-vivre du poème
ville pour l’anecdotique vie
sans importance
sans porte de secours
sans porte de sortie
vie portée à vue par la mer
sous poids de barbelés.
Auguste Bonnel
Seul le baiser pour muselière
Pour avoir arraché
mes propres yeux
et les avoir lancés contre le soleil
j'ai connu d'étincelants aveuglements
et des voyances au plus clair
des lunes
absentes
James Noël
(extrait)
Poèmes
La pluie est une blessure
au ventre de la terre
une ride sur les feuilles
le vent dans les branches
une valse sanglante
nous transportons la cale
dans toutes nos traversées
en pleine constellation
nous butons sur la caverne
La faim fleurit à la croûte du pain
C'est triste que les hommes
érigent une promiscuité
par la bifurcation de leurs rêves
De ma persienne
hublot du cri séculaire
je regarde la rue foisonner d'odeurs
de mouvements où sautille l'abîme
en frénésie de revenant
douloureuse fraternité
que de se regarder
dans le mouvement des passants
comme une sensation extraite
de son propre corps
Moi petit singe des tropiques
à la raie des fesses en violente entaille
je trimballe mes tours de cirque
en ferraille de mémoire
vers des horizons
où la lumière de la cible
dissimule mal la rigidité de la potence
La mer s'abîme en rumeur fumante
et disperse dans le coït des marins
ses rives
qui lèguent à la fécondation
des bornes irréductibles
L'orbite elliptique
est interceptée
par le brûlant ballet des sauterelles
qui du frétillement de leurs pattes
accordent la harpe de l'espace
en y soufflant l'ondulation du sable mouvant
d'innombrables petites parcelles de prisme
et de bleu-miroirs délimitent
leur expansion de sel
à la coupe de la ciguë
Sous le poids du désert
une oasis est plus fugitive
que le nomade
La hâte nous devance
de sa fugue éreintée
l'ascension est une carcasse d'errance
La métaphore des cœurs nomades
frappée de mal d'encre
la langue dans son intense
désir de bourgeon
fait jaillir la source des profondeurs
de la soif
aux hallucinations nocturnes
la ruse de l'œil érige l'obélisque du rêve.
« Poèmes » de Bonel Auguste ont été publiés pour la première fois dans La Nouvelle Revue Française 576 (janvier 2006)
Débris d’épopée...
pour mon Île en péril
VI
1
Honneur !
Me revoilà avec mes mots malingres, ma colère sanglée de gestes déjà-vus, la consternation indélébile sur le visage comme une mauvaise excuse affublée d’un masque de glaise modelé par quel magicien chevauché et accablé de forfaitures.
2
Serais-je mon propre bourreau après avoir été mon propre dieu ; suis-je l’artisan de ma propre infortune ?
3
Rival des dieux n’ayant ni complice ni allié, d’où surgira l’oasis dans le soufre âcre de ce désert sans fin ?
4
Dans son délire d’extase, un poète, un jour, venu peut-être trop tard, rêve d’une épopée merveilleuse ; mais, les images qui l’assaillent s’abîment et sombrent dans la tourbe écumeuse du scandale et du crime.
5
Est-ce l’image de ce gibier de la stupeur frappé par la foudre et la glaive amère de l’horreur qui me précède, me suit, infiltrant partout dans mon esprit le venin du mal-vivre ?
6
Et ce furent surprises grimaçantes inscrites depuis sur un tableau d’horreur au quotidien : chocs, corps à corps, massacre, fuite, disparition, extermination.
7
Jadis, un navire dans le port d’Isabelle, pour l’Espagne devant faire voile, le Cacique Caonabo dans son plein droit de résistance vaincu y fut embarqué de force ; le vaisseau sombra avec le royal passager en initiation aux vêpres imbibées de sang.
8
Et voilà comment le sort fait à un homme imprime à jamais un caractère de deuil, une permanence de désastres au destin d’un pays marqué à jamais.
9
L’opulence du Xaragua a valu à Anacaona la pendaison. Ce drame d’avant-scène est-ce signe funeste, marque prémonitoire d’une histoire embobinée par un mauvais génie, sous l’empire des ombres, dans l’exaction et le foudroiement des totems ?
10
Naufragée séculaire, proie d’un génocide programmé dans l’avant-jour de la déroute et du sacrifice, dans quelle débauche de violence enfonces-tu tes pas sans jamais plus rattraper ta première innocence pour l’avènement d’une posture apaisée ?
11
Ayiti, Quisqueya, Bohio, St Domingue, Haïti de tous les périls, tu tournes en rond et jamais plus dans tes circonvolutions d’Île enivrante et enivrée, tu n’as retrouvé le repos ; et, sans répit, tu brasses inlassablement l’ipéca du malheur avec le sang du crime dans l’écuelle du désespoir.
12
Au lieu de semences de limailles et de boucles de soleil, est-ce poussières d’épopée sur fond de déblosailles (*) que tu files à longueur de saison ?
13
Lectrices, lecteurs, excusez-moi de faire usage de mots miens, mots enduits de fiel ; il m’est urgence de parler de choses sans gaieté ; pour les cracher, je n’ai que l’accent de mes tripes ; une poésie qui dans l’urgence éructe, débonde.
14
Il est question de butin, d’une République coincée suant sueur et eau, dégoulinant et qui finit sur pied, s’abandonnant avec effusion au naufrage.
15
Un pays sans repère, sans mémoire, sans nul goût de vivre ; dégoûté, égoutté, jouissant avant terme du spectacle de sa sépulture dérobée, ravie à soi-même et au monde dans les gorges de l’oubli.
16
Le gréement de mon Île est calfeutré de périls boursouflés. Mon Île est un monticule hirsute, un tap-tap bariolé coincé au signet de l’enfouissement et du carnage, dédié à la désolation, à la mort, au néant. Elle est harponnée par les tourments d’une vie végétative entre les monstres aux carapaces d’écailles tranchantes et un débris de sédiment.
17
Honneur ! je vous salue bien bas.
18
L’innocence du sage transpire dans la simplicité des syllabes découpées au tablier de l’amitié, du dévouement pour une Haïti figure de proue qui persiste et signe le bel exemple.
19
Un Marcadieu, sautant de son cheval pour embrasser et partager le martyre d’un empereur tombé sous les balles parricides de conjurés frappés de démence soudaine, bourgeonne ; une folle offrant la sépulture, fleurit : Défilée, la bien nommée.
20
Et voilà, l’Île tendre, douce, pavée de cretonnes, aux prises avec les météorites de haine dans le fracas des turbulences, l’aboiement des tourmentes et le tohu-bohu des engueulades, des empoignades, des bousculades, des cavalcades et des mitraillades forcenées où le geste du vaincu se confond avec celui du vainqueur, le langage de la victime avec celui du bourreau, les deux enlacés dans une danse macabre du bien et du mal une étreinte zenglendouesque (*) de destruction.
21
Encore un aujourd’hui accablé de stigmates, ceinturé d’un cilice mortel ; Île calibrée, criblée de souffrances, je vous suis attaché.
22
Pourtant, la misère est si délabrée, si fripée, si élimée, si ratatinée, si décatie, si engluée qu’on se demande quelle mâle-mort est passée par là ; quelle désolation a pompé la tendresse de tes reins ?
23
Comment réconcilier cette mer infiniment bleue, ce paysage amorti de sucre en fruits et de lingots en tranches de soleil avec l’arbre de la liberté enté sur ton âme de fer dans l’envers de la vie ?
24
Par quel hasard le désastre a planté sa tente, ancré le deuil de la terreur jusqu’à crever les yeux, jusqu’à briser les membres aux mots-cent-mille-années-lumières des poètes, jusqu’à chasser la poésie du golfe magique et de la tour d’ivoire, les génies bienfaisants ?
25
Sans relâche, j’exalte la vie pour faire honneur à la création, magnifier les étrangetés de l’humanité dans la dignité et la recherche du bonheur universel ; lueur vouée à la sagesse des peuples, le poète armé de mille patiences, en empathie avec son environnement torturée, sa blessure vive, son univers, supportée comme le fardeau du siècle, continue sans défaillance sa fouille.
26
Aujourd’hui, avec sérénité, il observe un monde accroupi, affaissé, cassé et ne s’y reconnaît point.
27
Cette terre matraquée, cadenassée, verrouillée, ce bled borgne aux cours d’eau asséchés, aux venelles exsangues livrées aux hordes faméliques, livrées à elles-mêmes, confrontées à un avenir tronqué, contrarié, bouché, condamné au mutisme, hier ce fut moi, c’était moi et c’est moi à ce jour.
28
Hier, c’était l’or du Cibao, c’était l’incroyable opulence de Saint-Domingue assise sur le mouvement du négrier et la géhenne coloniale sur le dos et le sang du Nègre ; l’Occident, en or, sucre, bois d’œuvre, denrées et épices exotiques rythmait l’érection d’arches, de voûtes, de rotondes somptuaires de Madrid, de Rome, de Paris et de Londres préparant un aujourd’hui calamiteux.
29
Et par un réveil jamais vu, une mise au monde pour recouvrer son nom fondateur, Haïti a dû se défaire de l’essentiel de son trésor au prix de Koupe tèt boule kay (*) et une fois recouvré le nom, comme par magie, la terre a perdu à jamais le symbole et le don des joies simples dans l’indolence des gestes.
Claude Pierre
(extrait)
Les auteurs haïtiens : Christophe Charles, Jacques Stéphen Alexis, Frankétienne, Rodney Saint Eloy, Auguste Bonnel, James Noël, Bonel Auguste, Claude Pierre et bien d'autres encore seront présents au festival Etonnants voyageurs à Saint Malo au mois de Mai 2010. Michel Lebris, Lyonel Trouillot et Dany Laferrière ont décidé de transporter dans la cité corsaire ce que ils devients faire à Port-au-Prince.
Photos : (1) Jean-Baptiste Edgar, (2) Richard Antilhomme, 3) Pierre-Louis Prospere, 4) Gérard Fortuné, (5) Paul Dieuseul
Poètes pour Haïti, le premier livre humanitaire en ligne, : Si vous souhaitez participer, par le biais de la littérature, au secours et à la reconstruction d'un pays éprouvé, vous pouvez rejoindre Khal Torabully ambassadeur de Poètes du Monde (Poetas del Mundo) ainsi qu'une cinquantaine de conributeurs Xavier Bordas, Arnaud Delcorte, Kenzy Dib, David Giannoni, José Lemoigne, Jean-Yves Loude, Alain Mabanckou, Paul N'Zo Mono, Ernest Pépin, Dana Shismanian, Julienne Salvat, Philippe Tancelin, Erkut Tokman, Khal Torabully, Farah Willem...
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