« Tout notre savoir sera mort dès l’instant où se fermera la porte de l’avenir » Inferno.10 Dante La phrase est extraite de la prophétie aux Enfers citée par Georges Steiner dans son analyse du rapport entre savoir et croyance en l’avenir ,( le Château de Barbe Bleue). La thèse n’est pas nouvelle, d’un lien entre croyance en soi et vie intellectuelle, liberté et avenir. Il n’y a de futur que pour ceux qui savent faire quelque chose de leur savoir. Toute société sans projet est vouée à l’oubli et la mémoire passe par la connaissance historique. L’écueil est donc double : d’une part assumer l’urgence de développer une connaissance fiable et ensuite soutenir la nécessité de rattacher toute connaissance à une foi dans un futur. On peut se demander parfois ce qui fait cependant la spécificité de la société occidentale, sa nature et ses buts. Il suffit pour cela d’interroger quelqu’un qui en est par accident ou essentiellement étranger. Celui-ci nous dira que l’Occident « c’est d’abord un certain rapport au temps ». Une relation à l’histoire aussi. Ce rapport supposé au temps advient sans doute avec un certain rapport au monde et aux autres. Il nous semble qu’il définit l’Occident comme territoire de l’angoisse, mais aussi de la joie. Ensuite vient la critique de toute autorité prétendue naturelle. Rien ni personne n'est en droit d'affirmer se substituer à l'histoire .Même pas Dieu. L'histoire fait de l'occidental un élu ou un allié du temps. Curieux paradoxe si l'on sait par ailleurs que ce compagnonnage est souvent terrorisant car générateur de liberté er aussi de danger. Enfin tout le monde voudrait certainement être occidental, car c'est là que réside la patrie de l'individu comme concept et comme réalité. Là se reconnaissent les droits du sujet singulier non ramené à la famille, au clan, à la tribu. Là advient l'idée de l'intériorité derrière le masque social. Là se construit la notion de tragique, mais aussi celle de comique. Le droit de rire et de pleurer pour presque rien. L'idée de futur est-elle donc consubstancielle à l'idée de société en Occident ? Il semble bien que oui. Là encore la comparaison s'impose. Evidemment le monde s'uniformise. Mais l'Inde , la chine, l'Afrique reposent d'abord sur l'idée de Passé, de traditions millénaires. L'Occident nous donne parfois le sentiment d'être le pays des hommes sans passé et tournés vers le futur comme vers une terre promise. Cette image d'une société en marche, comme dynamisée de l'intérieur par la notion d'avenir est particulière et étrange. Et si l'Occident était "le premier moteur immobile", la cause qui met en mouvement l'histoire du monde ? L'analogie entre le Dieu de La Métaphysique d'Aristote et l'Occident historique se justifierait peut-être par l'allusion mécanique. Mais pas seulement. Cette passion de la raison, ce goût des causes et des effets, cette croyance dans la pensée détachée du mythe définissent évidemment l'Occident. Cependant subsiste le paradoxe. Comment l'Occident nourri de cette foi dans le "logos", de cette idée de rationalité, et voué à l'avenir peut-il se passer de toute transcendance ? Comment justifier l'élection de la liberté de penser ? Au nom de quoi et dans quel but ? Ici surgit une autre idée propre à l'Occident : celle d'utopie. Ce lieu de nulle part est un condensé de tous les rêves idéalistes, devenus impossibles, et cependant incontournables de l'Occident. La porte de l'avenir ouvre sur l'utopie des philosophes et la boucle est bouclée. L'identité n'est pas une donnée à priori de la conscience, mais un produit historique. Se saisir occidental est peut-être un résultat. Le produit d'un "rejet", d'une sorte d'exclusion par le non-occidental. Et cependant cette expérience, qui vaut aussi pour l'oriental sans doute et pour tout homme, est fondatrice. Ensuite vient la notion d'universalité. L'Occident depuis fort longtemps s'est construit sur cette notion dérivée des grecs et des romains. L'universel est ce qui vaut partout et toujours dans les limites du pensable. Etre occidental, c'est donc depuis deux millénaires au moins se penser comme différent et soumis au principe d'universalité. L'alliance que l'Occident a forgé avec le logos, ce que les théologiens chrétiens nomment le "saint-esprit" est sans doute comparable à celle que les prophètes bibliques ont contracté avec le Dieu de l'Ancien Testament. On voit bien comment se construit la rationalité occidentale. L'Occident signe un pacte avec la raison universelle et devient l'intermédiaire terrestre de cette logique idéale. L'aventure historique peut commencer. Il n'y a d'histoire que "forcée". L'occidental n'a pas choisi son destin. Il y a été conduit par les autres. Les frontières de l'Occident, que les grecs nommaient "barbares" sont celles de l'universel abstrait. Il y a donc un destin de l'occidental qui n'est pas identique, disons, à celui de l'oriental traditionaliste . Ceci expliquant cela on comprend mieux le sens de cette histoire rationnelle. Aujourd'hui l'expansion du savoir scientifique et technique tend à modifier les relations internationales. Mais il demeure à notre avis que seul l'occidental voit dans l'univers rationnel et techno-scientifique l'expression de son moi le plus immédiat. Vouloir échapper à cette alliance du sujet occidental avec la rationalité serait équivalent au voeu du canard de devenir oie. Et cependant cette vision a ses limites et ses effets pervers. On sait les conséquences négatives du "progrès" sur la nature et les cultures proches. Il y a donc une limite à ne pas dépasser dans cette quête scientifico-logique. Telle est bien la difficulté à laquelle est attachée aujourd"hui la conscience occidentale. La puissance que l'occidental exerce sur la nature est la conséquence de l'exercice millénaire de la rationalité. L'atome est connu depuis fort longtemps, même si le sens du mot a quelque peu varié dans le temps. Puissance du concept donc et cependant fébrilité de la morale aujourd'hui .Mais pourquoi donc ? Peut-être justement parce que face à la rationalité scientifique croissante la philosophie rationnelle à ses bornes. L'homme découvre qu'il ne peut "racheter" l'homme par la raison comme il peut sauver les phénomènes du néant par la science appliquée. Autrui n'est pas un phénomène de la nature soumis à des lois prévisibles et réitérables. Et l'Occident avoue qu'il ne peut se racheter lui-même. C'est de cela dont nous parlent art et littérature. De cette indécidabilité fondamentale ressort le christianisme comme synthèse de rationalité grecque et latine et de métaphysique juive. Pascal résume bien le dilemme. Le scientifique théorise le vide et invente la machine à calculer. Le religieux sonde l'infini et découvre le "Dieu caché". Le doute à l'égard de l'homme et de son existence est surmonté par le "pari " sur la transcendance. Le fameux pari de Pascal résume toute la difficulté pour l'occidental de réconcilier ses deux vocations, théorique et pratique. Croire car on a rien à perdre et tout à gagner. On a rien à perdre car on ne sait pas si Dieu existe ou pas. On est dans l'incertitude première, dans le doute ... On a tout à gagner car si Dieu existe, l'éternité de l'âme est acquise et l'immortalité aussi. Reunir le principe d'incertitude qu'est la raison et celui de certitude qu'est la foi... voeu impossible et quasi intenable sur la longue durée. Tragique destin qui résume peut-être encore aujourd'hui le paradoxe de l'Occident . PG |