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4 décembre 2008 4 04 /12 /décembre /2008 06:33

 jusqu'au 11/01/2009

Vieille Charité, Marseille (13)



Vincent et son collègue rêvé, Monticelli
par Patrick Mayoux


La démarche est engageante. Procurer la rencontre des peintures de Van Gogh et de Monticelli.  Rendre visible une amitié picturale entre Vincent et celui de ses contemporains, méconnu maintenant, qu'il a peut-être le plus fraternellement admiré. Loin des avantages et du train-train de l'exposition monographique mais aussi de ses aléas, (la peinture de Monticelli certes plus facile à rassembler, mais plus difficile à faire valoir à soi seule que celle de Van Gogh),  le risque attirant d'une confrontation. Le courant passera-t-il ?


Vincent Van Gogh

Et puis, en exposant ensemble les deux peintres, on exauçait un voeu de Vincent. Au frère Théo, il suggère de montrer tels de ses propres tableaux entre deux Monticelli. Enfin, en suivant la référence insistante de Vincent à Monticelli pendant les quatre années glorieuses de sa peinture (1886/1890), on pouvait faire revivre, au-delà de ce duo mené en solo par Vincent (car Monticelli, mort en 1886, n'a certainement pas vu un seul travail de Van Gogh, et peut-être pas même entendu prononcer son nom), un actif microcosme de peinture, sous le signe héliotropique. D'où vient alors que l'on ait l'impression d'entendre à la Vieille-Charité  deux idiomes qui ne se comprendraient que dans les généralités ou certains détails, alors que l'on s'attendait à sentir  rencontre et stimulations?


Cet accrochage pousse forcément sinon à comparer, du moins à repérer  les signes d'une émulation. Or de Bouquets en Paysages en passant par Portraits et Natures Mortes ( ce sont les stations principales de l'exposition, nous reviendrons sur le fâcheux cas des Marines), Vincent a-t-il vraiment trouvé en Monticelli un éclaireur, un devancier ? Ou a-t-il frayé sa propre voie extraordinaire en s'écartant nettement, et peut-être de plus en plus, d'un  peintre singulier, mais sans doute plus versatile qu'expérimentateur ? Ces questions se posent, quoi qu'il en soit des louanges de Vincent à l'égard du peintre qu'il rehaussait à mesure que lui-même se rabaissait, selon la pente de son humilité parfois vertigineuse. Pour tenter d'y répondre, regardons d'abord ce qui est proposé à la Vieille-Charité.

D'emblée deux autoportraits mis à couple donnent le la. A gauche, Vincent et sa face hantée de sursitaire réchappé de l'abattoir. Face de boucher disait à l'inverse Artaud ressentant  peut-être là, une cruauté de bourreau de soi . Mais dans ce portrait-ci, une aménité du désespoir tempère l'exigence dardée par le regard.  « Que vas-tu faire », demandent ces yeux au regardeur, "à l'autre, qui devrait pouvoir, puisqu'il peut voir". Et une douceur imprimée vers la bouche à peine tracée atténue la tristesse de la réponse déjà connue - mais nulle résignation, plutôt un peu de malice, un « Glissez, mortels... » colorant le « Que soit ». A droite, Adolphe Monticelli se fait apparaître en train de peindre. D'un chaos crâne de teintes assourdies où résonne un ton sang bruni émerge le profil du peintre tenace et vieilli, comme issu d'un ressac insistant.

Vincent Van Gogh


Vincent avait loué les bouquets de Monticelli, y voyant des exercices poussant très loin le raffinement chromatique. Cinq de ces bouquets sont montrés, contre quatre de Vincent. Dès cette confrontation s'amorce à nos yeux une vraie, une profonde divergence de manière et de visée. Il peut bien y avoir des ressemblances de touche ; mais les fleurs de Vincent évitent l'empâtement, ces épaisseurs de Monticelli dont lui-même savait se moquer (« C'est un Crousticelli » déclare-t-il à un visiteur devant une de ses toiles.) Mais surtout, glaïeuls, chrysanthèmes, fritillaires, les fleurs de Vincent ne sont ensemble que pour faire pressentir l'essence de la  fleur, enfin, de la fleur..., disons plutôt, comme Duthuit reprenant ces quelques mots de Van Gogh, comme titre de sa si forte étude portant sur le peintre, de « la chose réellement existante ».   Tantôt Vincent tend à une qualité spectrale, sans recherche d'agrément (Vase aux roses trémières, Vase aux glaïeuls rouges et oeillets blancs ), évitant les rutilances et les jeux de joailleries où se plait Monticelli,  tantôt, comme dans Le Bouquet de Chrysanthèmes, il concentre le jeu sur les deux couleurs qui résonnent comme son propre emblème, les jaunes et les rouges, sans brillances. Et surtout, chaque fleur apparaît travaillée pour elle-même, en vue d'une expressivité, et presque d'une signification propre. Elle n'est pas là en tant qu'ingrédient fondu dans le jaillissement chromatique d'ensemble, comme c'est le cas chez Monticelli. C'est plutôt l'inverse : les autres fleurs concourent à la particularité de chacune. Vincent tend au surgissement, Monticelli tend à l'immersion.

Vincent Van Gogh


Et il en va de même avec la section dite Natures Mortes. C'est une joie intense et austère de voir là le tableau des harengs saisis par Van Gogh, tels qu'allongés sur un papier (de plusieurs jaunes) lui-même sur assiette (d'un autre jaune) posée sur un cannage de chaise (plusieurs autres jaunes). Mufles des harengs, formes torses, maigreur où, comme depuis chaque fleur peinte, Vincent envoie de ses nouvelles - c'est une eschatologie du hareng, d'où venu? Du froid des mers, à quoi destiné?  A un repas de bien peu. La peinture ressaisit le dernier raidissement du vif. Ce n'est pas une nature morte de poissons, c'est un vif qui saisit le vif même après sa mort, à force de lutter contre l'empêchement de vivre. Extrême contraste avec les Monticelli exposés en regard, où dominent le plus souvent rutilances et éclats, où même des  sardines et un citron feront l'objet d'un rehaussement, d'un ennoblissement sur une table rendue opulente, à l'opposé de la saisie spectrale de Vincent. 


Bien entendu, les responsables de l'exposition, même s'ils faisaient droit au point de vue exposé ici, pourraient soutenir l'intérêt d'une telle juxtaposition, y compris si elle fait apparaître  entre les deux peintures contraste et même divergence de visée. Une telle position ressort souvent, par exemple, des commentaires avisés signés Françoise Monnin, et publiés dans le n° récent de Connaissance des Arts consacré à l'exposition. Seulement nous n'avons pas trouvé que les ouvrages respectifs se renforçaient de leurs contrastes mêmes, plutôt nous avons eu le sentiment de deux démarches qui s'éloignaient l'une de l'autre, à rebours de l'intention constamment affichée dans l'exposition, qui veut montrer leur proximité. Alors on en vient à  une impression de forçage,  qui nuit à l'émotion, aux perceptions libres.


Une caricature de ce « rapprochement forcé » est donnée par la section Marines. Voici cinq Monticelli, et pas un Van Gogh. Là l'intitulé de l'exposition est en défaut, et le nom de Van Gogh apparaît plutôt comme un appeau. Comment justifier la présence de ces Marines du seul Marseillais ? Dans la revue mentionnée plus haut, les responsables de l'exposition regrettent de n'avoir pu obtenir le prêt des Barques aux Stes Maries de la Mer, ajoutant que cette peinture de Vincent présente des empâtements d'un esprit proche de Monticelli. Or même sans pouvoir être en présence de ce célèbre et si gracieux tableau, il suffit d'en observer une reproduction pour se trouver à peu près aux antipodes des tableaux comparables de Monticelli, par ex. la Marine à l'Estaque. Chez Vincent, s'il y a empâtements ils sont secondaires par rapport à la présence des barques finement dessinées, légèrement peintes et posées comme des oiseaux, suggérant à elles seules un espace où l'air est vif. Chez Monticelli, les barques sont orientalisées, et comme enchâssées dans une mer chatoyante façon brocart. Aux Stes Maries, les barques sont sur le sable, mais iront à l'eau. A  l'Estaque avec Monticelli, les barques sont à flot, mais ce qui est pérennisé, c'est l'immobilité d'un riche instant chromatique. Et nous soutenons que cette antithèse ne vaut pas pour ces deux seuls tableaux, mais est pratiquement constante.

Vincent Van Gogh

Une contre épreuve est cependant possible sur un des meilleurs moments, quand on peut voir d'abord  la Charrette de Foin, une des réussites de Monticelli : unité et richesses chromatiques, puissant modelé de l'attelage, et des bêtes, dont ce cheval blanc central pathétique et presque sacrificiel (la parenté ici irait vers Daumier plus que Van Gogh). Très forte présence des  charretiers pourtant de  petites dimensions. Force menaçante du ciel, dont les couleurs se retrouvent sur les tons du sol, et ciel et sol manifestent ainsi à eux deux la fragilité des vivants. Juste après, voici Les Roulottes de Vincent. Un grand tableau, c'est celui dont la présence physique efface la reconnaissance routinière que l'on en a, à travers tant et tant de reproductions. Dans celui-ci, la scène de genre, le campement, tout en révélant quelques menues merveilles, s'estompe vite, et laisse place à une forte sensation, celle qui est donnée par l'espace vacant du premier plan. Une sorte de pré d'herbe basse et battue,  n'évoque guère l'espace ouvert à la tribu aux prunelles ardentes. Il est d'une telle présence, avec ses tons de soleils pâlis et grisés, qu'il paraît, sous les pieds de l'enfant qui s'y campe en nous tournant son dos bleu, bien plus grand que la petite moitié basse du tableau qu'il occupe en effet. Rejoignant ainsi le Champ de Blé avec vue d'Arles (Les Moissonneurs), autre merveille présentée ici, avec son vaste champ suscitant le plongeon du regard. Entre la Charrette menacée et les Roulottes de guingois, le voisinage tient la promesse du titre de l'exposition, qui accole les noms des deux peintres. Ici les deux peintures font bien jouer leurs différences, et pour se répondre.


Reste à se demander pourquoi l'exposition échoue la plupart du temps à présenter ce jeu de correspondances, ou plutôt de réponses différenciées, entre les trente cinq Monticelli et les dix-huit Van Gogh. Le Marseillais, est bien le collègue  disparu rêvé par Vincent, qui joue, dans une lettre, à se figurer lui-même  sur la Canebière avec la mise et la dégaine de Monticelli - une évocation si gaie, si « facile » même, qu'elle saisit à l'instant d'amour pour Vincent, aux antipodes du tourment inguérissable. Ainsi dans le superbe Van Gogh filmé par  Maurice Pialat, Jacques Dutronc incarnant (ossature, gestes et regard) Vincent se lance-t-il, une fois assis et entouré de sympathie, dans une gaillardise où il mime Toulouse-Lautrec, sous les yeux égayés du frère Théo, et de toute l'assemblée d'un repas heureux, par un doux dimanche au temps des cerises. Mais à la Vieille Charité, y a-t-il vraiment les Monticelli ad hoc ? Peut-être pouvait-on montrer au regard des Van Gogh,  d'autres tableaux qui auraient été contents d'être là - et nous avec-, remplaçant les Bouquets en surnombre, les Marines mal à propos, et plusieurs Paysages peu probants. On voit ainsi dans un des livres d'Alauzen une peinture, L'Arbre, d'après 1881, avec personnage vu de loin, effigie dense et dramatique du peintre pris dans sa campagne. Devant cette reproduction (le tableau  est localisé au Japon),  on pressent un autre possible contraste fertile avec Vincent - qui lui ne se figure jamais dans un paysage. Car cet Arbre sur la colline paraît donner une sensation d'espace respirant, rare chez Monticelli (qui traite plutôt l'espace comme support de couleurs et matière), forte et fréquente chez Van Gogh. 


Nous avons mentionné Alauzen, dont le livre sur Monticelli (Le Vrai Monticelli, 1986) était, hors de rares expositions, un des seuls moyens disponibles pour s'approcher de cette peinture. Mais voici que paraît le tout récent Monticelli l'étrange, de Georges Raillard, appelé à renouveler la connaissance du peintre, de l'oeuvre et de son sillage. De quoi mieux poser les questions ouvertes par cette exposition, que l'on peut aller voir jusqu'au début janvier 2009.


photos : (à gauche Adolphe Monticelli, à droite Vincent Van Gogh)

Adolphe Monticelli, Deux personnages sur la route, s.d., huile sur bois parqueté, 51,7 x 69,8 cm.
Vincent Van Gogh, Champ de blé avec vue d’Arles (Les Moissonneurs), 1888, huile sur toile, 73 x 59 cm, Paris, musée Rodin.

Adolphe Monticelli, Le bouquet fané, 1875, huile sur bois, 66,5 x 47 cm, collection particulière.
Vincent Van Gogh, Vase aux roses trémières, 1886, huile sur bois, 91 x 50,5 cm, Kunsthaus, Zurich.


Adolphe Monticelli, Nature morte aux poissons, s.d., huile sur bois, 25 x 16,8 cm, collection particulière.
Vincent Van Gogh, Nature morte aux harengs, 1886, huile sur toile, 45,6 x 38 cm, Otterlo, Kröller-Müller Museum.

Adolphe Monticelli, La Charrette de foin, vers 1875-77, huile sur bois, 48,3 x 37 cm, collection particulière.
Vincent Van Gogh, Les roulottes, 1888, huile sur toile, 45 x 51 cm, Paris, musée d’Orsay.


informations pratiques :

Centre de la Vieille-Charité
2, rue de la Vieille-Charité
13002 Marseille
Tel : +33 (0)4 91 14 58 59
www.vieille-charite-marseille.org

La chronique du Taon des deux côtes de Patrick Mayoux

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