Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 novembre 2005 3 30 /11 /novembre /2005 00:00

Les Lettres Françaises

 

Hebdomadaire fondé en 1942 par Jacques Decour et Jean Paulhan, Les Lettres françaises ont cessé de paraître en 1972. Jean Ristat les ressuscite une nouvelle fois, en mars 2004, comme supplément mensuel à L’Humanité. « La résistance intellectuelle, écrit-il, est plus que jamais à l’ordre du jour. » 

 

Nous avons extrait du mensuel de janvier 2005 :

 

 

 

par Gérard-Georges Lemaire


Histoires d’avant-garde : un débat sans fin 

 

L’avant-garde est-elle devenue un sujet d’étude académique ? Il faut le croire.

 

L’essai de Philippe Sers le prouve. Il tente de prouver que toutes les avant-gardes du début du XXe siècle ont en commun une « mécanique de pensée » correspondant « à un choix philosophique et moral ». Sont résumés, en quelques paragraphes, cubisme, futurisme, dadaïsme, abstraction, comme si ces termes recouvraient des réalités assez similaires. Or le cubisme exprime un point de vue strictement plastique, alors que le futurisme engage toute une représentation du monde et révolutionne tous les domaines de la création. Idem pour MM. les Dadas. Les choses sont donc plus complexes que l’auteur le fait croire : il y a par exemple un fréquent hiatus entre les déclarations et les manifestes de ces courants et les œuvres. L’auteur nous offre en somme une vision momifiée et simpliste favorisant une classification et une interprétation générale. À manipuler avec la plus grande méfiance.

 

De son côté, Laurence Bertrand Dorléac a choisi d’adopter le point de vue documentaire dans l’Ordre sauvage. Elle s’attache à décrire l’importante mutation du champ de l’expression artistique sur une scène, au sens propre ou au sens figuré (le monde devient le théâtre de l’art). Elle analyse les débuts de ce qui est appelé happening ou performance et qui, déjà, pendant les années cinquante, bouleverse les codes de la relation esthétique. Ce travail est remarquable par son sérieux, mais aussi par son intelligence, qui se traduit par une conscience de ce qui mérité de s’inscrire dans la mémoire de l’art de ce temps et une extrême finesse d’analyse. Les actionnistes autrichiens (à commencer par l’épouvantable Otto Muehl), les nouveaux réalistes placés sous la houlette de Pierre Restany (Niki de Saint Phalle, Tinguely, les incroyables actions d’Yves Klein, son « vide » et son « plein »), Joseph Beuys et tant d’autres sont ici placés dans des perspectives telles qu’on peut reconstituer le sens de leurs spéculations dans le contexte de l’époque. Écrite avec beaucoup de sagacité, cette étude est une excellente introduction au domaine paradoxal de l’art de l’éphémère qui aspire pourtant à l’éternité. Michel Corvin raconte l’histoire d’un festival unique en son genre : le Festival de l’art d’avant-garde qui s’est déroulé entre 1956 et 1960, d’abord à Marseille, puis à Nantes, enfin à Paris. Créé par le jeune metteur en scène Jacques Polieri, après avoir découvert l’architecture de Le Corbusier, celui-ci réunit autour de lui Béjart pour la danse, Michel Ragon pour les arts plastiques, Charles Ford pour le cinéma, et André Hodeir pour la musique. Cette aventure de courte durée a néanmoins été marquante : les principaux peintres abstraits de l’époque, Maurice Henry, Pierre Schaeffer et Xénakis, les lettristes et Romain Weitgarten, Tardieu et Ionesco : tels sont les noms qui ont alors figuré sur les affiches.

 

L’avant-garde était encore une sorte d’épopée. Il y a un autre point de vue possible là encore : celui de l’engagement. Labelle-Rojoux s’engage lui aussi dans la voie de l’historicisme. Il s’incline devant Marcel Duchamp, son saint patron (sans autre explication), et rappelle lesquels ont été les grands précédents de cette histoire de l’art projeté sur scène (une scène spécifique) - le futurisme, dada, le Bauhaus. On y retrouve les membres de Fluxus, Beuys et les incontournables actionnistes autrichiens. Et l’on remonte le cours du temps pour se retrouver en compagnie de Julien Blaine ou d’Orlan. Très bien documenté, il nous offre un vaste panorama de ces aventures qui, de marginales, sont devenues autant de modes incontournables et reconnus de penser et de manifester l’art à la fin du siècle dernier. Nécessairement partial, écrit avec vivacité, il fournit une source inépuisable pour découvrir ces expériences qui ont eu partie liée avec la musique et les autres formes de création.

 

Mais il y a encore une option possible : réécrire cette histoire de bout en bout. Marc Partouche le fait de manière brillante dans la Ligne oubliée. Il construit une logique à partir des Jeunes-France, brocardés par Théophile Gautier, de la bohème de Mürger, des Incohérents et des Hydropathes de l’époque du Chat noir (c’est alors qu’Alphonse Allais « invente » l’abstraction !). C’est évident : Partouche fabrique rétrospectivement des attitudes artistiques qui annoncent performers et esthètes de l’art instantané. Mais il le fait avec de solides connaissances et beaucoup de savoir-faire.

 

Reste la question de l’art contemporain. Est-ce un genre en soi ? Est-ce une catégorie autonome et est-il condamné à rester « contemporain » jusqu’à la fin des temps ? Avec une grande clarté et un sens aigu de la pédagogie, Jean-Luc Chalumeau, après avoir rappelé les diverses polémiques sur la question (Baudrillard, Jean Clair.), précise que cet art existe dans un paradoxe inouï : une volonté de provoquer et transgresser toujours plus grande pour une intégration immédiate au sein des institutions. Et il conclut qu’il n’a plus rien à faire avec l’art. En le suivant dans le dédale de ces modes de production codés presque hors de toute relation avec le public, on est en droit de se demander s’il n’y a pas deux formes d’art de nos jours, celui des Anciens - qui seraient les Modernes ! - et celui des « contemporains » qui seraient à la fois nulle part et au centre du pouvoir symbolique du musée comme un parasite mortel.

 

 Gérard-Georges Lemaire

article paru dans le journal l'Humanité le 25 01 2005

 
 PARUTIONS
 

l’Avant-Garde radicale et ses nouveaux critères de vérité en art, Philippe Sers, eds les Belles Lettres, 302 pages, 27 euros

Festivals de l'Avant-garde, 1956,1960 Michel Corvin, eds Somogy, 328 pages, 45 euros.

L’Ordre sauvage, violence, dépense et sacré dans l'art des années 50 - 60 Laurence Bertrand Dorléac, coll.« Art et artistes », Gallimard. L’Acte pour l’art, Arnaud Labelle-Rojoux, Al Dante &, 656 pages, 27 euros.

La Lignée oubliée, Bohèmes, avant-garde et art contemporain de 1830 à nos jours Marc Patouche, Al Dante &, 384 pages, 18 euros. 

Histoire de l’art contemporain
, Jean-Luc Chalumeau, Klincksieck, 192 pages, 12 euros.

 
 L’Humanité, 32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis.
 
 voir aussi : , le site du journal L'Humanité, notre dossier Gérard-Georges lemaire
Partager cet article
Repost0

commentaires